Ghost
Meliora
Produit par Klas Åhlund
1- Spirit / 2- From The Pinnacle To The Pit / 3- Cirice / 4- Spöksonat / 5- He Is / 6- Mummy Dust / 7- Majesty / 8- Devil Curch / 9- Absolution / 10- Deus In Absentia
L'année touche peu à peu à sa fin, faisant immanquablement rejaillir des tumultes apaisés les grands albums de cette année riche à bien des égards, quelque soit le genre concerné, les nouveautés adoubées ou les renaissances magnifiées. La postérité retiendra probablement Foals et son What Went Down plébiscité par le public et acclamé par la critique, l'énigmatique Currents de Tame Impala, sublime élégie pop d'une maîtrise folle ou encore Abyss, néofolk intimiste, magique et ténébreuse de l'épatante Chelsea Wolfe. Pourtant à l'heure des comptes, il est comme une envie soudaine, sous-jacente, sourde, tapie dans l'ombre de ces mastodontes prêts à tout rafler, une attraction démoniaque à la conclusion inéluctable: Ghost est venu, Ghost a vu, Ghost a vaincu.
Notre père
L'histoire de Ghost peut sonner comme une redondante mascarade scénique largement empruntée aux précurseurs et maîtres du genre (Kiss, Alice Cooper, Cradle Of Filth, Slipknot), les six membres du groupe étant masqués à l'exception de Papa Emeritus, le chanteur, simplement maquillé. Les cinq musiciens, les Ghouls Sans Nom, sont apparentés à des membres du clergé, adeptes d'un rituel sataniste ayant pour gourou, Papa Emeritus III, digne représentant de Lucifer sur Terre. Au-delà de ce concept recherché quoiqu'un peu lourd aux entournures, le groupe se sert très habilement de son anonymat et de ce culte autour des représentations de Ghost pour en faire un vrai atout, scénique d'abord, mais artistique avant tout: les albums portent des noms latins (Opus Eponymous, Infestissumam et Meliora) et les thématiques à fortes connotations religieuses empreignent les titres du groupe ("Deus In Abstentia"). Ce parti-pris poussé à son paroxysme a déclenché l'ire des vétérans de la scène black metal ne voyant en Ghost que de vulgaires opportunistes tentant de se faire un nom sur les vestiges d'un credo gothique usé par des dérives artistiques aussi médiocres que pathétiques. Ouvertement critiqué par la communauté conservatrice metal, Ghost a fini par trouver son salut dans un soutien de poids en la présence de James Hetfield en personne, les qualifiant de "bouffée d'air dans le monde du metal". Le soutien du père acquis, l'avènement des fils est en marche.
Qui est aux cieux
Et que dire si ce n'est que tout est incroyablement innovant, moderne et étincelant chez Ghost. Les suédois ont beau s'afficher lugubres et funestes dans leurs noirs apparats, leur musique est une réjouissance rare, pleine de sincérité et d'entrain et qui se veut bien plus rock que metal, marquant de ce fait un peu plus le paradoxe scénique qui entoure le groupe. Point de cris gutturaux sans charme, point de rythmiques matraquées sans groove, point de débauche d'énergie grotesque, Ghost est tout en simplicité et en finesse comme en atteste le doux passage acoustique "Spöksonat". L'antithétique extravagance vestimentaire du groupe dissimule en réalité une totale maitrise de son sujet, tant musicale qu'artistique, bien loin des clichés identitaires bornés qui accompagnent l'image fantasque que Ghost veut donner. Les claviers de "Spirit" jouissent d'une sonorité qui colleraient autant à un épisode d'X-Files que de Scooby-Doo, le riff de "Cirice" est d'une lourdeur magnétique chantante et l'inquiétant refrain de "Deus In Abstentia" se veut d'un lyrisme si chaleureux qu'on entonne joyeusement les psaumes apocalyptiques de Papa Emeritus III: "The world is on fire, And you are here to stay and burn with me". Irréfutablement, Meliora est truffé de nombreuses singularités, des mélodies pop enjouées du refrain de Majesty ("Old One, Master") en passant par un "Mummy Dust" parfait pour accompagner un voyage dans les catacombes du Vatican, complainte susurrée soutenue par des phrasés squelettiques, un rythme martial et des pointes d'orgue explosives. Alliés à une cohérence artistique totale, tant de part ses dix pistes que par un artwork somptueux, ces éléments confèrent à Meliora une qualité musicale des plus élévatrices, comble du comble pour des gothiques fascinés par les entrailles des enfers.
Que ton nom soit sanctifié
Cette qualité est d'autant plus notoire que Meliora contient sans aucun doute les meilleurs morceaux des suédois en la présence d'un magistral "From The Pinnacle To The Pit", pièce à la construction impeccable alternant passages musicaux à la rudesse aérienne (quel phrasé de guitare) et de superbes complaintes mélodieusement solaires et frontalement pessimistes ("You are cast out from the heaven to the ground") agrémentées d'une dose de tapping jouissive. Ouvert par des arpèges médiévaux nappés d'une intense fragilité émotionnelle, "He Is" emporte la ballade dans un registre chevaleresque où la voix grave de Papa Emeritus emplit l'espace sonore d'un latin chantant ("Nostro dis pater, nostr' alma mater") autant que les claviers lancinants appuyent la mélancolie notoire émanant de cette épopée se cloturant sur un solo de guitare comme on aime en entendre, fin, structuré, incisif. Si Ghost se complait dans une progression mélodique puissante servie par des superbes harmonies vocales, le groupe ne manque pas de rappeler à tout son monde qu'il provient droit des abysses voisines de la mésophère en proposant des purs morceaux de heavy metal avec "Cirice", "Majesty", mais surtout "Absolution" dont les guitares exacerbées et la rythmique menée tambours battants ne manqueront de faire hocher les têtes les plus réceptives. Au vu de l'équilibre sonore adéquat trouvé par Ghost sur Meliora, ajustant sa fougue effrénée pour mieux démontrer l'ensemble de son talent d'orateur, chacun y trouvera son compte, les adorateurs de metal comme les amateurs avisés de rock plus doux, les mélomanes introvertis comme démonstratifs, les coeurs enjoués comme les têtes remuées. Aucun doute possible, Meliora, ou en latin "Meilleur", n'aurait pu être mieux nommé.
Que ton règne vienne
La réussite est indéniable, le bond par rapport aux deux précédents opus spectaculaire, l'aura artistique du groupe exponentielle. Alliant aussi bien la modernité d'une interprétation et d'un credo religio-satyrique innovant à un genre musical des plus classiques, Ghost s'est mué en grand groupe aussi improbable que sérieux, aussi puissant que serein, aussi charismatique qu'intelligent. Le plébiscite des suédois dépasse outrageusement les limites de la scène metal et empiète sur une scène rock peu habituée à voir débarquer de drôles de bonhommes costumés. Gageons que la tolérance l'emportera, que les metalo-sceptiques oseront s'aventurer dans cette merveille qu'est Meliora, album qui, en plus d'être tout bonnement l'un des meilleurs albums rock de l'année, se pourrait bien être le lien manquant entre deux mondes qui se sont trop souvent ignorés. La singularité orgastique qu'est Ghost n'a pas fini de nous surprendre, le groupe ayant même entamé une mini-tournée acoustique pour promouvoir son dernier-né. La curiosité magnétique procurée par ces ténébreux écclesiastiques les sert uniquement parce que, une fois le rideau passé, les découvertes n'en sont que plus incroyables. La révélation est indéniable et voilà les suédois en plein sous les feux des projecteurs, pour longtemps espérons-le.
Des ténèbres vient la lumière.
Chansons conseillées: "From The Pinnacle To The Pit", "He Is" et "Absolution"