Multitude de questions…
Le dernier verre de Gainsbarre a eu raison de Serge Gainsbourg en 1991.
Plus prudent, David Bowie a assassiné Ziggy Stardust dès 1973, avant qu’il ne le détruise.
Deux exemples opposés où des artistes ont été radicalement confrontés à leurs créatures devenues trop envahissantes (1).
A l’écoute de l’album Multitude, il devient évident que Paul Van Haver, le Maestro du hip-hop de classe mondiale, est aujourd’hui tombé sous l’emprise de Stromae, sa créature.
Stromae a été un trop grand petit garçon souriant avec des shorts aux plis bien repassés, des polos proprets pas assortis, des souliers vernis et de hautes chaussettes aux géométries cosmiques (2).
Mais, comme chez le Joker si cher à Bruce Wayne, le trop grand sourire de Stromae cache un malaise depuis le premier jour. Parce que Stromae réside en Désespérance, ce pays brellien où règne une dictature de tristesse obligatoire et où la seule industrie vivante est le broyage de misère.
En Désespérance, les amants se quittent, les vieux attendent la mort, on enterre ses amis (voire soi-même), les filles n’aiment pas les bonbons, les petits bourgeois font des grands "slurp" en buvant leur soupe, les canaux immobiles se pendent dans les brumes grises des matins de Flandre, on devient l’ombre d’un chien, ce sont les laids et les vilains qui triomphent contre l’amour, et la Mer du Nord est un terrain vague.
Stromae dit :
Qui dit proches te dit deuils
Car les problèmes ne viennent pas seuls
Qui dit crise te dit monde
Dit famine dit tiers-monde…
Alors on danse… (répéter neuf fois)
Et les fans dansent. Sans écouter, ni entendre les mots (qui, au demeurant sont souvent magnifiques). Même si les graines de la tristesse avaient été semées très tôt dans la vie de Paul Van Haver, "Alors On Danse" a créé une confusion ultime (et planétaire). Ce n’est pas la première fois qu’une chanson est comprise a contrario. On se souvient du malaise lié à "Born In The USA" de Bruce Springsteen ou de l’horrible message caché derrière la poésie cryptée de "L’aigle noir" de Barbara. Par exemples… Il y en a mille autres.
Au fil de ses trois premiers albums, Paul Van Haver s’est perdu dans le monde de Stromae, au cœur de la Désespérance.
Multitude est une merveille. Du moins quatre des cinq premiers titres. Même si la souffrance est déjà là. "Invaincu" est un monument de rage enfin exprimée (au-delà des contours musicaux qui flirtent trop avec le générique de Koh Lanta). "Santé" célèbre les laissé.e.s pour compte (notre tribu). « Fils de joie » s’impose en un inhabituel mode ternaire. Mais c’est "L’enfer" qui est, textuellement et musicalement, le chef-d’œuvre absolu de ce disque (3). A faire danser Nick Drake sous sa Lune rose. A faire passer Leonard Cohen et Nick Cave pour Laurel et Hardy.
Puis l’album quitte graduellement les rives de Paul Van Haver pour s’enliser dans les démons répétés de Stromae. Maladie, tristesse, face cachée de la Lune, misère humaine, arcs-en-ciel ne se déclinant qu’en nuances de gris tout pourri, quotidien sinistre, pipi et caca.
Personne n’est devin. Mais il peut se prédire que Paul Van Haver va se trouver confronté à une alternative assez moche : finir dans son cendrier avec Gainsbarre ou assassiner Ziggy. Foutu choix.
Pour ma part, je rêve que son quatrième album porte son vrai nom et qu’il s’appelle Solarité. Parce que les petites personnes rêvent de lumière et de paix, après la pandémie, l’inondation, la tempête, la guerre et le quotidien qui les ont blessés.
Putain, j’en ai parfois marre de vivre en Désespérance, Paul (4) !
Alors on danse ? (répéter ad libitum)
(1) Béla Lugosi et le Comte Dracula, Vincent Furnier et Alice Cooper, Marvin Aday et Meat Loaf, Robert Englund et Freddy Krueger, Charlie, Charlot ou encore Chaplin. Les exemples de confusion(s) à des degrés divers abondent dans notre imaginaire artistique.
(2) le nouveau Stromae a troqué son short contre un costume bleu plus élégant qui a atomisé le 20 heures de TF1.
(3) il est important de préciser, pour éviter les clichés sur les belges, que, si nous pratiquons tous le septante et le nonante, Stroame est le seul d’entre nous à prononcer "sioux-wi-cidaire".
(4) pour célébrer la plus comique d’entre nous – Annie Cordy – le peuple de la Désespérance a donné son nom au tunnel le plus sombre et le plus vétuste de sa pire autoroute urbaine.