17h00. Ouverture fébrile des yeux après une nuit visiblement agitée. Les rayons du soleil brûlent la rétine. Le bruit ambiant de la ville est masqué par un voile qui couvre les oreilles. Le corps est en piteux état. Après quelques mouvements de tête à la recherche d’indices, un tract déchiré sur le sol attire l’attention. Intéressant. C’est un tract de promotion pour le nouvel album de Linkin Park : « The Hunting Party est une métaphore contextuelle : Linkin Park est « the party », parti en chasse pour ramener l’énergie et l’essence du rock. » Mes aïeux, quelle fête. Le genre de fête après laquelle on se réveille avec ce qui s’avère être une gueule de bois carabinée : la plus inoffensive des gorgées d’eau devient une torture pour le corps, et la simple vision des innombrables cadavres de bouteilles gisant dans les endroits les plus improbables de la maison suffit à mettre l’estomac en ébullition et à déclencher l’évacuation d’urgence. « Plus jamais ça. » se dit-on en essayant de relier entre elles les différentes bribes de souvenirs que le cerveau a épargnées d’un blackout de circonstance. Aspirine en main, on tente alors de reconstituer le fil de la soirée qu’était The Hunting Party…
20h00, la veille. Brad Delson et Rob Bourdon arrivent les premiers à la maison, les bras remplis de riffs saturés et de frappes percutantes. Ça promet d’être une bonne soirée ! Like the good old days, à l’époque de Hybrid Theory et Meteora. Mike Shinoda débarque quelques minutes plus tard et commence déjà à déblatérer des excuses vis-à-vis de la tournure que pourrait prendre la soirée, au cas où celle-ci ne comblerait pas nos attentes : « On n’est pas des ados de 18 ans qui font un album violent - on est des adultes de 37 ans qui font un album violent. Et ce qui attise un adulte de 37 ans est bien différent de ce qui nous attisait à l’époque. » Qu’importe, ce soir il sera uniquement question de fêter dignement, sans se soucier de l’âge de chacun. Il n’y a plus qu’à attendre les autres.
21h00. Tout le monde est là, la fête peut démarrer. Inutile de se chauffer, démarrage immédiat sur les chapeaux de roue avec "Keys to the Kingdom" : Chester hurle avec hargne dans son micro, sa voix étant bien au-delà des limites de la saturation, vite rejoint par Rob, dont la batterie retrouve toute sa noblesse après deux albums relayée au second plan, et Brad, qui ne lésine pas sur l’overdrive. C’est violent, c’est percutant, et c’est vraiment bon. La production est soignée, la structure du morceau bateau mais efficace. On jubile : Linkin Park est de retour. Les gus embrayent directement sur "All for Nothing" qui reste dans la même veine tout en laissant Mike rapper à son aise. Page Hamilton vient épauler sur un refrain fédérateur avant de laisser place à un solo de guitare de bonne facture. Mais Page doit partir, rendez-vous à 9h00 au bureau demain matin.
23h00. Rakim sonne à la porte. Que d’excitation : la fête bat déjà son plein, et l’un des plus grands emcees de tous les temps se joint à Linkin Park pour un morceau qu’on devine déjà d’anthologie. Rob repart de plus belle et bourrine sa batterie à outrance, tandis que Brad déchire ses cordes au mediator avec un son son sec et brut au possible. « Baissez d’un ton s’il vous plaît, pensez aux voisins… » Entendu. Chester décide de chanter plutôt que de crier, laissant résonner sa voix geignarde et nasillarde sur des mélodies qui se veulent pour le coup vraiment peu efficaces, et ce n’est pas Rakim qui remontera le niveau, délivrant sans conviction un rap au flow plat : "Guilty All the Same", en plus d’être interminable, est complètement raté. Le temps de se remettre de cette amère déception, Linkin Park balance un filler track totalement dispensable dont il a le secret avant un "War" anecdotique et faussement énervé mené par un Chester Bennington criant sur les plus beaux airs de supporters, habituellement entonnés en choeur par les spectateurs les plus beaufs d'un stade.
01h00. La nausée arrive progressivement. "Wastelands" démarre pourtant sur un beat au groove efficace. Le riff est loin d’être une merveille, mais l’ensemble se laisse agréablement écouter. Jusqu’au refrain du moins, durant lequel Chester reprend le micro et inflige de nouveau sa voix dont le timbre devient de plus en plus insupportable. Le chant suit encore une fois une mélodie convenue et déjà entendue mille fois : cette fête devient lassante. Le verre de trop arrive avec "Until It’s Gone", dont les sonorités, la structure et le chant évoquent directement les collaborations multiples entre le groupe et la franchise Transformers. Pompe intégrale de "New Divide", "Until It’s Gone" est répétitif et prévisible au possible et formaté à outrance pour l’univers des blockbusters suscités. Surprise : il figure d’ailleurs sur la BO d’un jeu issu de la franchise… Transformers. La tentation de comparer Linkin Park à Michael Bay est de plus en plus grande, les deux bénéficiant de gros moyens pour proposer au final un produit finement ficelé qui se veut pourtant bien fade et sans saveur.
03h00. Cette fête est devenue calamiteuse. C'est un cauchemar. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons que précédemment. Tout a déjà été dit : l’horripilante voix de Chester Bennington sur "Rebellion" (morceau auquel la participation de Daron Malakian n’aura pas du tout bénéficié) ou "Final Masquerade", les morceaux interminables et ultraprévisibles ("Mark the Graves", "A Line in the Sand"), les progressions harmoniques déjà entendues mille fois ("Final Masquerade"), la seule bouffée d’oxygène de cette fin d’album étant "Drawbar", filler qui se veut malgré tout prenant de par sa retenue et son univers sonore (même si pour le coup la contribution de Tom Morello s’avère bien décevante) et sur lequel - miracle ! - Chester Bennington ne chante pas.
07h00. Tout le monde est tombé. Personne n’a tenu le coup face à cette indigeste galette qui mérite indéniablement le titre de plus mauvais album de Linkin Park (bien qu’il y ait matière à débattre avec Minutes to Midnight). Mis à part quelques morceaux qui tirent leur épingle du jeu, The Hunting Party est un album pénible, lourdaud, caricatural, prévisible et convenu, proche du degré zéro de l’originalité. Et n’allez pas penser que cette chronique est un traditionnel bashing en règle de la part de la rédaction : l’auteur de ces lignes est un fan de longue date de Linkin Park, qui a aimé A Thousand Suns (pour son univers et ses quelques bonnes idées) et adoré Living Things (pour son mélange parfait entre la furie des débuts et le travail sonore démarré sur A Thousand Suns). Mais il faut se rendre à l’évidence : Linkin Park ne saura jamais réitérer l’exploit de Hybrid Theory, et surtout pas avec un chanteur qui a peu à peu troqué ses vocalises gueulardes et énervées contre un chant mielleux marinant dans les mélodies les plus immondes de la pop music. The Hunting Party est un échec, Linkin Park déçoit, et la gueule de bois est partie pour durer un bon bout de temps.