
Lana Del Rey
Ultraviolence
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1- Cruel World / 2- Ultraviolence / 3- Shades of Cool / 4- Brooklyn Baby / 5- West Coast / 6- Sad Girl / 7- Pretty When You Cry / 8- Money Power Glory / 9- Fucked My Way Up to the Top / 10- Old Money / 11- The Other Woman


C'est vrai qu'on n'avait pas parlé de Lana del Rey chez nous au moment de la sortie de Born To Die en 2012. Pour être honnête, on n'en avait pas grand-chose à talquer. On réfléchit même à créer une rubrique pour ces albums qui font l'actualité mais qui nous en effleurent une sans faire bouger l'autre (Random Access Memories de Daft Punk, Comedown Machine des Strokes). Il s'en est fallu de peu pour qu'Ultraviolence rejoigne ce (relatif) purgatoire du silence sur Albumrock. Mais on n'a jamais parlé de Lana del Rey alors qu'il y a des choses à en dire.
On se souvient qu'en 2012, après une apparition fracassante sur la scène musico-médiatique avec le titre "Video Games" (et son clip instagramé jusqu'à la nausée), des polémiques extra-musicales sur la sincérité de sa démarche et la taille de ses lèvres, Lana del Rey avait déçu ses fans et réconforté ses détracteurs par son album Born To Die. Après coup, il est bien difficile de voir comment elle aurait pu ne PAS se planter. Un succès immédiat via Internet (le règne de l'éphémère, tout ça tout ça), des concerts un peu minables et surtout un statut de phénomène interplanétaire boosté par une presse trop heureuse d'avoir de quoi vendre et trop inquiète de passer à côté de The Next Big Thing.
À partir de là, c'est le grand déballage, avec en toile de fond une des notions fondamentales de la mythologie rock : l'authenticité. Y a qu'à lire la chronique d'Ultraviolence sur Pitchfork (la Bible du rock indie des années 2000-2010) : "Whether or not? you want to take this particular ride will largely depend on how much stock you put in authenticity". Que Lana del Rey puisse être un personnage créé de toutes pièces par Elizabeth Woolridge Grant ou son manager, c'est un crime. Que ses lèvres puissent être gonflées au collagène, cela suffit à faire d'elle une baudruche hype qu'il convient de crever. Le genre de considérations que semble assez absent du discours autour de la musique produite par des hommes (les fausses dents de Mick jagger ? Les pseudonymes de Prince?). Tout ça tourne donc rapidement au concours de bites sur fond de dualité buzz/mainstream.
Lana del Rey fait parler d'elle. C'était peut-être là l'unique but. Elle est effectivement un personnage et, à ce titre, elle mâche le boulot des critiques. À l'instar de Morrissey ou Marilyn Manson, elle est une popstar passée du statut de fan à celui d'icône. Elle a donc eu le temps de digérer la pop music qui l'a précédée pour construire un avatar qu'elle qualifie elle-même de Gangsta Nancy Sinatra. Difficile, dès lors, de lui reprocher une carence en authenticité. Il est communément admis que la souffrance vocale de Kurt Cobain est bien réelle tandis que celle de gens comme Morrissey est factice. Saut que la question de l'authenticité de son pathos n'a pas été posée par les auditeurs rock mais bien par Morrissey lui-même. Les fans de rock ne semblent se poser de questions que lorsque les idoles se les posent elles-mêmes.
Pour bien montrer à tout le monde qu'elle n'est pas aussi artificielle que la légende le dit, elle a choisi de collaborer avec Dan Auerbach, soit la moitié des très surestimés Black Keys. Ces derniers sont sans doute ce qui se fait de plus hype sur la planète indie rock, avec pour seuls concurrents sur ce terrain les Arctic Monkeys. On ne débattra pas ici des questions qui ont suivi la parution d'El Camino et plus encore de Turn Blue, si ce n'est pour relever la troublante similitude dans l'ire subie par Auerbach et Lana del Rey, passés d'inconnus à summum du cool indie pour passer aujourd'hui pour des vendus (à qui?).
On n'ira pas considérer les Black Keys comme de grands innovateurs et c'est sans doute ce qui convient à la Demoiselle qui s'est ainsi débarrassée des boucles trip-hop (soit du hip-hop sans substance ni semence) et des violons visqueux qui noyaient Born To Die dans la mélasse. Dan Auerbach fournit un écrin moins clinquant, plus dépouillé et distingué. La basse est légère, la guitare est sépulcrale pour ouvrir "Cruel World". Lana del Rey chante comme avant, elle minaude comme une folle dans les aigus et donne tout pour les graves de son timbre aussi blues que celui de Phoebe Buffay. Ce qu'elle a d'irritant subsiste, ce qu'elle a de touchant aussi. Tout au long des 6 minutes de "Cruel World", avec ses sirènes de police et son écho abyssal, elle se lance dans un numéro de trapéziste ridicule et sincère.
C'est la même histoire sur la suite du disque. Qu'elle ose reprendre "The Other Woman" de Nina Simone ou qu'elle ironise sur son statut dans "Money Power Glory" et "Brooklyn Baby", Lana del Rey donne dans le pathos permanent. C'est amusant mais c'est épuisant. À part sur "West Coast", racoleur mais groovy et assez surprenant, il ne faut pas compter sur Dan Auerbach pour apporter le moindre nerf à l'ensemble. Quelques éclats de guitare ici et là ("Pretty When You Cry" et son solo FM). A priori on n'a jamais entendu quelqu'un chanter aussi lentement. Cette lenteur extrême donne à Lana del Rey tout son temps pour amener ses phrases musicales jusqu'à leur dénouement ("Shades Of Cool"). On n'avait pas entendu autant de délectation à prononcer le mot "Fuck" depuis Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut. Malheureusement, elle dévide sa pelote vocale pendant 50 minutes, ça fait beaucoup.
Lana del Rey n'a pas changé et évolue toujours dans sa sphère de fantasmes hollywoodiens déçus, peuplés de mauvais garçons et de clichés rock 'n' roll. Soit le même terreau que celui des Guns N' Roses d'Appetite For Destruction, pour un résultat sensiblement différent. Comme Morrissey, Lana del Rey a créé un monde à partir de ses fantasmes, mais contrairement au chanteur des Smiths, elle est totalement écrasée par son propre univers. Passe encore qu'elle cite Lou Reed ou la Beat poetry dans ses chansons, mais ici elle nous rejoue la mort des idéaux sixties sans la moindre prise de distance. Elle rejoue une bataille déjà perdue dont on connaît l'issue, d'où l'ennui que suscite Ultraviolence. Bienvenue au Musée Grévin de la contre-culture.
Le malaise provient aussi de la sale impression qu'on a de se faire avoir par Lana del Rey et sa musique. Au plaisir coupable succède la honte d'être tombé dans le panneau d'une musique qui n'a pris aucun risque pour plaire à son public. Les oripeaux sixties/seventies sont agités comme des clochettes garantissant à Lana del Rey et à ses auditeurs un précipité d'indé/alternatif cool et sûr, comme un équivalent musical d'une boutique Urban Outfitters. Ultraviolence n'apporte rien à l'univers référencé qu'il crée et à l'Histoire pop dans laquelle il s'inscrit très explicitement. Ce n'est qu'une collection de posters où figurent des icônes musicales. Prête à encadrer.
Si on n'avait pas l'impression d'avoir cédé à un racolage éhonté, la musique de Lana del Rey serait plus agréable à écouter. En attendant on peut toujours apprécier de se vautrer dans cette somme d'efforts visant à nous plaire, un peu comme un single de Rihanna (sauf que cette dernière vit avec son temps et ne nous bassine pas avec des icônes adorées par la planète entière avant elle).



