Kalandra
A Frame of Mind
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1- I Am / 2- Untie the Knot / 3- Are You Ready? / 4- The State of the World / 5- Bardaginn / 6- A Life Worth Living / 7- I'll Get There One Day / 8- Hytta / 9- Segla / 10- I Remember a Time
La passe de trois vient d’être réalisée pour la Norvège en cette rentrée 2024, à savoir trois albums de rock à accointances progressives pour trois albums exceptionnels. Après l’uppercut émotif asséné par Melodies of Atonement de Leprous, après le fabuleux second album de Meer (Wheels Within Wheels) qui parvient à transcender des débuts déjà extrêmement prometteurs, voici que Kalandra vient de nous livrer l’un des bijoux de cette année en mariant toujours avec un immense brio pop, rock et folk mais cette fois-ci avec ce supplément d’âme et de cœur qui ne peut laisser insensible - on vous met d’ailleurs au défi d’y résister.
Franck avait déjà attiré notre attention sur ce projet osloïte (ça se dit, ça ?) de qualité avec un premier album déjà remarquable paru en 2020, The Line (on vous renvoie ici si vous avez loupé le coche), sous la houlette d’Einar Selvik (Wardruna) et de son label By North Music. Le style de Kalandra s’appuie sur une matrice rock (parfois bien costaude sans non plus verser dans le metal) volontiers renforcée par des violons mais aussi des grattes sèches typées folk, avec un côté world music assumé qui lorgne assez souvent vers ses cousins celtes - certes, des passerelles existent entre ces cousins germains d’Europe. Mais ce qui caractérise surtout la musique du trio, c’est la voix pure et pas aussi saisissable qu’il n’y paraît de Katrine Ødegård Stenbekk. Tour à tour sylphide et succube, à mi-chemin entre le sucre acidulé de Jordan Bethany (White Moth Black Butterfly pour son pendant féminin) et l’exaltation froide d’une Aurora (voire d’une Susanne Sundfør pour rester sur les rivages de la Norvège), la chanteuse déploie des trésors de nuances pour autant d’ambiances distillées au sein des sillons de Kalandra. Rêve, contemplation, inquiétude et angoisse, apaisement et sérénité, tout se succède sans un seul accroc, avec un naturel et une beauté renversants. Katrine, chanteuse de l’année ? Ce n’est pas peu dire que le projet n’aurait rien à voir sans ce diamant brut au micro, un diamant que ses compères guitaristes Jogeir Daae Mæland et Florian Bernhard Döderlein Winter se chargent de tailler de la meilleure façon qui soit afin qu’il puisse briller de mille feu.
A signaler qu’A Frame of Mind n’est pas à proprement parler le second album de Kalandra puisqu’est paru en 2022 un disque intitulé Kingdom Two Crowns: Norse Lands Extended Soundtrack, qui n’est autre que la bande son d’un… jeu vidéo. Dans cette campagne de la saga Kingdom Two Crowns, les joueurs contrôlent un monarque à cheval alors qu'ils tentent de défendre leur royaume contre une race de monstres appelée Greed. Tout un programme, mais restons-en là pour l’anecdote et penchons-nous maintenant sur ce projet indépendant que nous considérerons tout de même, parce qu’on l’a décidé, voilà, quoi, comme l’album numéro deux.
Un album qui n’aura aucun mal à vous happer : il n’y a qu’à enclencher play et à se laisser griser par la beauté des arpèges acoustiques de “I Am”, d’emblée un titre marquant qui débute dans une grande douceur et une grande pudeur. Noter la retenue presque timide, d’une infinie mélancolie, de Katrine quand elle entonne ce titre très personnel qui évoque un passé d’enfant violenté(e) par ses parents et qui, à son tour, est tentée d’infliger des sévices aux siens. Le refrain, aux paroles terribles (“I tried to forgive them / I tried to forget / Though they had forgotten / I am sorry I can't / Now I'm both the victim / And I am to blame / For all the things that I am”), évite le sur-pathos par la grâce de sa chanteuse, triste et fragile, victime qui se sent coupable et qui en devient fatalement touchante. Un titre d’une beauté renversante, au final puissant qui nous fait chavirer d’entrée de jeu. Le truc, c’est que l’intensité émotionnelle ne flanche jamais dans A Frame of Mind : Kalandra nous livre ici un disque d’une profondeur inouïe tout autant qu’une réalisation absolument impeccable.
Cela va de l’évanescent “Untie the Knot” à l’accompagnement cristallin gorgé d’échos et à la chanteuse mi-rêveuse, mi-prédicatrice, dont l’organe vient nous caresser au point de nous flanquer des frissons, au très viking “Are Your Ready?” lové dans un canevas de voix tour à tour enjôleuses et subjuguantes, avec des attaques de couplet pointues comme on en entend chez Aurora et des refrains prégnants aux guitares grondantes comme un orage qui éclate. Un morceau qui n’a l’air de rien au départ mais qui a tôt fait de nous faire décoller vers le Valhalla. Et ça ne s’arrête pas : après un “The State of the World” en forme de jolie complainte à la mode celte (on en entendrait bien de pareilles chez Clannad ou Capercaillie, pour les connaisseurs) qui épouse avec beauté violons et piano pour finir sur un refrain minimaliste à la Enya, vient l’ébouriffant “Bardaginn”, ou l’application parfaite de la musique modale au folk norvégien. On imaginerait bien cette ode guerrière soutenue par une armée de cornemuses en marche, mais les nordistes font mieux en délivrant un soutien instrumental fait de guitares rugueuses qui dégringolent par soubresauts dissonants : du génie à l’état pur, ni plus, ni moins.
On s’arrêterait là que le disque vaudrait déjà un instant buy. Mais Kalandra a plus d’une corde à son arc et ne bâcle nullement sa seconde partie. “A Life Worth Living” se veut plus pop dans l’esprit mais tout aussi trippant que ses prédécesseurs, à l’accompagnement futé (violoncelles et six-cordes ne cessent de tirer la couverture à eux par doux à-coups successifs), et toujours cette chanteuse incroyable, mi-frêle, mi-dominatrice, que ce soit en lead limpide ou en chœurs mystiques. “I’ll Get There One Day” impressionne par son mélange des genres, beats électro version trip hop, piano tendu, prêtresse incantatoire et grandes ruées arabisantes de violons. Au passage, si vous ne connaissez pas The Book of Secrets de Loreena McKennit, un immense classique de la folk celtique, n’hésitez pas à y faire un détour et vous verrez que Kalandra, par certains côtés, égale cette œuvre désormais légendaire. La fin du disque s’effectue dans une infinie douceur : ambient d’aube qui se lève avec “Hytta” aux doux bruitages de cuisine familiale, alternance comptine gracile / musique de film épique à la Hans Zimmer avec un “Segla” aux délicieux accents norvégiens (oui, Katrine Ødegård Stenbekk chante en anglais, mais aussi parfois en norvégien, et c’est divin), et petite ode folk simple et dépouillée avec “I Remember a Time”, simple guitare-voix (allez, on note de-ci de-là quelques soutiens synthétiques, mais très ténus) bouleversant de grâce. On pense ici à la beauté subjuguante de la voix de Nina Persson, et oui, vous l’avez vu, les comparaisons flatteuses se succèdent pour Katrine et c’est plus que mérité.
A Frame of Mind est le type même d’album qui captive en quelques secondes, à peine les premières notes égrenées, et qui ne cesse de nous appeler pour que l’on revienne à lui, une œuvre aussi forte que sensible, tour à tour intime et grandiose, personnelle et divine. Un vrai bijou de folk rock nordique à glisser au plus vite dans toute bonne platine de disque qui se respecte, un disque d’une beauté renversante… et on va arrêter là pour les superlatifs. Si vous connaissiez déjà Kalandra avec The Line, foncez. Si vous ne connaissez pas Kalandra et que vous aimez le folk-rock (scandinave, mais pas que), foncez. Et dans tous les autres cas... foncez quand même. M’est avis que l’on risque d’en reparler dans bien des années…
Au fait, il n'y a pas un disque de Gazpacho prévu cette année ? Ça pourrait faire la passe de quatre...
À écouter : "I Am", "Untie the Knot", "Are You Ready", "Bardaginn"... mais déjà avec "I Am" vous serez pris au piège.