
Los Campesinos !
All Hell
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1- The Coin-Op Guillotine / 2- Holy Smoke (2005) / 3- A Psychic Wound / 4- I. Spit; or, a Bite Mark in the Shape of the Sunflower State / 5- Long Throes / 6- Feast of Tongues / 7- The Order of the Seasons / 8- II. Music for Aerial Toll House / 9- To Hell in a Handjob / 10- Clown Blood/Orpheus' Bobbing Head / 11- Kms / 12- III. Surfing a Contrail / 13- Moonstruck / 14- 0898 Heartache / 15- Adult Acne Stigmata


A bien des égards, l’Histoire de l’Humanité peut être vue sous l’angle de la fascination, et les atermoiements comme des changements de directions vers l’objet de la passion. Bon, je reconnais que l’entrée en matière est à peu près aussi légère qu’un programme culinaire de fin d’année dans l’Ariège, mais le sujet de cette chronique vaut le coup de s’accrocher, promis.
L’essentiel des civilisations s’est construit sous l’égide de diverses autorités religieuses, tantôt de gré, tantôt de force, ceci est un autre débat. Des Incas à L’Empire Ottoman, de la Chine Impériale aux civilisations Mauri du Pacifique, de l’Europe Romaine à l’Europe de l’Eglise, les adorateurs du soleil n’ont jamais pu réclamer l’exclusivité du besoin de vénération d’une force supérieure. L’idée n’est pas ici de tomber dans l’ersatz de thèse de psychologie collective ou d’histoire des peuples. Le risque de se faire reprendre de volée, y compris par des gens dont c’est le métier au sein même de la rédaction, est bien trop important. Mais il est tout de même intéressant de noter que Maximilien de Robespierre, chantre des Jacobins, tête de gondole de la Révolution Française, veau d’or des laïcards, a touché du doigt la nécessité d’impliquer le curieux “Culte de l’Etre Suprême” dans la construction de l’Etat nouveau.
L’analyse au peigne fin de All Hell, septième effort studio des vrais-faux gallois de Los Campesinos ! va justement comporter des éléments du culte, mais aussi de la révolution. Basé à Cardiff, le collectif à tendance pléthorique était resté relativement silencieux et discret depuis 2017 et la sortie de Sick Scenes. Si la rotation semble faire loi au sein de la formation, les fondateurs du groupe partagent une caractéristique : malgré le choix de la capitale du Pays de Galles comme quartier général, aucun d’entre eux n’est Gallois. Les britanniques se distinguent rapidement en promenant leur punk émotionnel jusqu’à l’explosion de l’album Romance Is Boring, en 2010. Les musiciens parviennent à fonder une relation d’une rare intimité avec leurs fans, générant une passion débordante de ces derniers à chacune des représentations. Le live au Troxy, à Londres, documente cette incroyable ferveur, montée en épingle pour le retour des idoles. Vous avez dit culte ? Nous nous rapprochons encore plus de l’interprétation anglo-saxonne du terme lorsque l’on découvre que les membres du groupe avaient tous renoncé à leur patronyme pour simplement se baptiser “Campesinos”. Une vraie famille, pas dans le sens mansonnien du terme, mais l’atmosphère sectaire sympathique est bien palpable autour du groupe et de ses fans.
Et la musique dans tout ça ?
All Hell est un album accessible tout en étant profond. Un exploit rare qui mérite que l’on prenne le temps, et quelques détours, pour en discuter. Les compositions savent se faire claires, comme sur le titre introductif, et plus musclées lorsque c’est nécessaire.
“Feast of the Tongues” est une parfaite illustration de l’ambivalence des Campesinos tout au long de ces quasi 50 minutes. La montée en puissance est parfaitement réussie, avec le renfort de la section rythmique, des voix en canon et du riff de guitare dans un impeccable crunch qui se fait attendre pour mieux décupler la portée du titre est parfaitement réussie.
L'enchaînement avec un autre morceau phare, “The Order of the Seasons”, produit l’effet d’une série jab-uppercut digne des meilleures années de Ken Norton (*).
A noter sur ce titre et sur le disque dans sa globalité, la qualité des performances vocales, pas toujours au rendez-vous sur les productions précédentes du collectif. Gareth Paisey apparaît très convaincant, si on laisse de côté les excursions dans la registre baryton, et sa sœur Kim, prend brillamment le relai sur l’excellent “kms”. Ils combinent même remarquablement leurs efforts sur le très rétro et incandescent “Holy Smoke (2005)”.
Les compositions musicales et la production sont assurées par Tom Bromley, rescapé de la formation originale. Les accents parfois lo-fi sont volontaires, comme sur “To Hell in a Handjob”, et de manière générale, jamais Los Campesinos ! n’ont sonné aussi professionnels. Cette qualité, clairement élevée par rapport au reste de la discographie, confère à ce All Hell une portée et une puissance rarement atteintes dans la carrière du groupe.
Paisey, de son côté, a pris en charge l’écriture des textes. Il se heurte parfois avec outrecuidance au mur de l’obscurantisme, jamais au niveau de Justin Vernon cela-dit, en proposant des noms abscons pour certains morceaux. “I. Spit ; or, a Bite Mark in the Shape of the Sunflower State” fait ainsi écho aux compositions de l’album Romance is Boring, “0898 HEARTACHE” fait lui référence à l’indicatif utilisé au Royaume Uni pour … le téléphone rose.
Au-delà de ces facéties ou des ces easter eggs, la prose de Paisey est particulièrement aiguisée sur tout l’album. Le climat (littéral aussi bien que politique) sert de fil rouge a l’expression générale du mal être et de l'incompréhension du monde qui l’entoure. Ainsi, les vers de Paisey oscillent entre volonté rebelle ou défaitisme honteux. “The Order of the Seasons”, mentionné plus haut, joue habilement sur le double sens de “Fall”, à la fois l’automne et la chute en Anglais. “It's been many years, since I played a high line, They ask you how you feel, you say "I feel fine", The order of the seasons depends on when you're born I start count in winter, and heading for a fall” / “cela fait des années que j’agis sous pression, ils te demandent comment tu te sens, tu réponds “je me sens bien”, l’ordre des saisons dépend de quand tu nais, je commence en hiver et attend la chute”.
La résilience entre régulièrement en conflit avec la résignation sur certains des morceaux les plus ambivalents également musicalement. “To Hell In a Handjob”, mais surtout “Long Throes” illustrent cette analyse.
Le dernier-cité révèle le talent de parolier de Paisey, au sommet de son art. Quelques vers avant de mentionner un drapeau britannique flottant fièrement sur un tas de cendre, le frontman partage sa frustration démocratique: “And how many times in just one miserable life Will they vote for the bastards who would sooner annex paradise ? ” / “combien de fois dans leur misérable vie vont-ils voter pour les bâtards qui annexeront bientôt le paradis ? ”. Mépris du vote populaire ? Frustration devant les résultats d’un monde en proie à la désinformation ? Faites vos jeux… Toujours est-il qu’il est difficile par les temps qui courent de ne pas conférer le statut de prophétique à cette diatribe (**). “Psychic Wound” explore quant à lui la fatalité qui, tel un élastique tendu au pied de l’éveil intellectuel, reprend toute volonté d’échapper à la fatalité et à la futilité du monde moderne.
“Long Throes” et “Feast of Tongues” participent par ailleurs à l’exploit de rendre intéressant la répétition quasi à l’identique de la structure musicale des morceaux, reposant tous deux sur les “oooh oooh” et une montée en puissance instrumentale au service du discours.
All Hell est un album dense, varié et suffisamment complexe pour que l’on puisse tomber dans l’écueil de la sur-analyse. C’est peut-être d’ailleurs déjà le cas, mais nous aurions pu aussi nous arrêter sur des titres punks rock plus classiques dans leur approche mais tout aussi remarquables, “Clown Blood; or, Orpheus’ bobbing Head” et son pont génial, ou encore l’élégant “Moonstruck”. L’intro de “0898 HEARTACHE” est, de son côté, un modèle de charge de cavalerie sonnée par un des nombreux riffs de guitare inspirés de l’album. Le rythme est sonné sur les croches de charleston, puis de grosse caisse, avant d’inviter le reste des Campesinos dans une explosion d’énergie.
Le disque s’ouvre sur “Coin-up Guillotine”, message peu subtil en forme d’appel à la solidarité pour un nouveau coup de lame sur l’élite. Les références à la révolte, mieux encore, à la révolution, sont ainsi multiples et parsèment les titres de All Hell. Plus encore qu’une révolution physique, Los Campesinos ! semblent, au travers de diverses références religieuses, appeler à une révolution spirituelle protéiforme. Le paganisme de “Feast of the Tongues” côtoie ainsi les appels à une forme divine plus “conventionnelle”.
Alors manifeste de nouvel ordre politique ? Profession de foi pour un avenir collectif loin des présages obscurs ? Chacun est libre de prendre et de laisser ce qu’il souhaite sur cette production de haute volée. Une large majorité des auditeurs s’accordera pour dire qu’il s’agit dans tous les cas d’un excellent disque de rock, et c’est déjà beaucoup !
A écouter: "Feast of the Tongues", "Long Throes", "0898 HEARTACHE".
(*) remarquable poids lourd des années 1970, notamment connu pour avoir brisé la mâchoire de Mohammed Ali.
(**) l’album est sorti en juillet 2024, mais la chronique présente bénéficie de l’inertie rédactionnelle de son auteur pour prendre en compte les évènements contemporains à l’écriture.