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A Newermind on Nevermind


Maxime, le 20/04/2012

Le rock post-Nevermind : chronique d'une gueule de bois

Le constat est amer, mais il faut bien se résoudre à le dresser : depuis Nevermind, le rock a échoué à imposer un nouveau mythe de façon massive et planétaire. Les candidats au poste furent nombreux, on a plusieurs fois frôlé le hold-up ultime, mais le doigt du destin n'a finalement élu personne. Paradoxalement, alors que la tendance du revival se fait de plus en plus frénétique et que tout le monde pille tout le monde, Nirvana est le grand groupe oublié de ces deux dernières décennies. Les descendants revendiqués sont rares (Silverchair, Bush, The Vines) et versent plus dans la copie simpliste que la véritable réappropriation. Certains téméraires ont parié sur le ressort mécanique de la nostalgie et tenté de survendre un revival grunge, alors que Yuck n'évoque que lointainement Dinosaur Jr. Quant à Cage The Elephant, quel est son rapport réel avec son supposé modèle si ce n'est la mention de la ville d'Aberdeen dans un de ses titres ? Nirvana se trouve ainsi dans une position floue, à la fois universellement respecté et soigneusement occulté. Esquisse d'un paysage rock qui s'est recomposé sans lui, malgré lui, et ébauche de quelques pistes d'explication.


D'abord se mettre d'accord sur le diagnostic en s'appuyant sur les données les plus objectives possibles, à commencer par les ventes de disques. D'après quelques listings ainsi que la lecture du Billboard, Nevermind se serait écoulé à quelques 26 millions d'exemplaires. Aucun groupe de rock n'a réitéré cette performance depuis (à moins d'inclure le Jagged Little Pill d'Alanis Morissette et ses 33 millions d'unités vendues). Suivent Linkin Park et son Hybrid Theory (24 millions), (What's The Story) Morning Glory d'Oasis (22 millions), Cross Road de Bon Jovi (20 millions), Dookie de Green Day (18 millions) et Californication des Red Hot Chili Peppers (16 millions).

D'accord, à partir des années 2000, les chiffres de vente ne signifient plus grand chose. Adoptons alors la focale un peu plus boiteuse du marketing commémoratif. Quel magazine a consacré sa une aux 10 ans de Is This It ? Des éditions anniversaire sont-elles en préparation pour Up The Bracket, Highly Evolved ou Songs For The Deaf ? Ceux qui se gaussent devant le Petit Journal des frasques pathétiques de Pete Doherty ont-ils déjà écouté un disque de Babyshambles, et son "Fuck Forever" vanté par tonton Manoeuvre comme un hymne générationnel ? La majorité connait-elle Jamie Hince autrement que comme compagnon de Kate Moss et porte-manteau ambulant pour Zadig et Voltaire ? Et les supporters qui braillent le riff de "Seven Nation Army" au stade, comme les gamins qui l'entonnent à tue-tête dans la cour de récré, savent-ils qu'il a été écrit par un type qui s'appelle Jack White ? Nirvana continue de dominer ainsi ses successeurs, de la tête et des épaules. Artificiellement moussé par la presse, le revival garage n'a pas embrasé les foules, et le rock ne cesse de déserter les radars mondiaux, tandis que la soupe électro-dance-urbain clapote de plus belle au fond de la marmite. Plutôt que d'accuser Internet et le téléchargement illégal, remontons aux racines du problème.

Profil bas


Kurt Cobain décède le 5 avril 1994. Sa dépouille n'est pas encore réduite en cendres que fleurissent déjà les t-shirt grunge is dead. Dominant les charts mondiaux depuis 3 ans, il était patent que le mouvement allait bien finir par lasser un moment ou à un autre, le suicide de l'idole ne fait au fond qu'accélérer une tendance inévitable. Les grands médias musicaux ont alors diagnostiqué la mooooooooooooooooort du rock (que de fois on a signé son acte de décès depuis le départ d'Elvis pour le service militaire), heureusement ressuscité (on commençait à s'inquiéter) au début des années 2000 avec les Strokes. Toute personne ayant un peu de bonne foi reconnaîtra que c'est complètement faux. Le rock continuait sa course, mais les faiseurs de mode lui ont tourné le dos, préférant accompagner l'engouement populaire que suscitaient le hip-hop et la musique électronique. Mieux valait se pâmer devant Dr. Dre et Aphex Twin que de s'épuiser à draguer le fleuve souterrain du rock indie, en perpétuelle mutation, quand les groupes populaires de l'époque (Oasis, Green Day, Korn, Marilyn Manson...) prospéraient en dépit du bon goût établi et de toute allégeance aux canons de la modernité.

Reste que la disparition de Cobain, quasi-unanimement respecté par ses contemporains, fit l'effet d'une douche froide. Le Christ grunge avait porté à ébullition la question du passage de la sphère indie au mainstream en donnant à cette supposée ascension l'allure d'un chemin de croix, et nombre de ses collègues finissent par se demander si cela vaut vraiment la peine de jouer le petit jeu du cirque médiatique. La tentation du profil bas s'instille partout. Les apostrophes ironiques fleurissent sur les pochettes de Soundgarden (Superunknown) et de Faith No More (King For A Day... Fool For A Lifetime), Pearl Jam maugrée un vengeur "Not For You" sur Vitalogy. Les Red Hot Chili Peppers rechignent à surfer sur la vague hédoniste de Blood Sugar Sex Magic en livrant un One Hot Minute plus difficile d'accès, Trent Reznor refuse de capitaliser sur le succès montant que The Downward Spiral lui promettait et préfère adopter la casquette de producteur pendant quelques années, à l'abri dans son bunker. Les majors se rongent les ongles devant les disques que leur soumettent Sonic Youth, Flaming Lips et Mr Bungle, ne sachant comment les vendre, tandis que les Melvins dressent le bilan de leur escapade et amorcent leur retour dans le girond indie. Geffen a beau assurer au lendemain de la disparition de Cobain qu'elle allait mener une réflexion de fond sur sa pratique manageriale et infléchir sa politique de développement dans un sens plus respectueux des artistes, personne n'est dupe et la tragédie entérine pour de bon, du moins dans l'imaginaire des groupes américains de l'époque, un dégoût absolu du mainstream. Pour longtemps, le rock abandonne toute ambition prométhéenne.


Le suicide de Kurt Cobain était un joli majeur adressé au mythe du self made man dans sa version outrée et dévoyée par un reaganisme encore dominant, sa célébration du succès comme vertu ultime, quels que soient les moyens utilisés pour l'acquérir. Entretenu par MTV comme caution d'authenticité, le grunge fit l'effet d'une belle petite blessure narcissique. On eût beau échafauder toutes les explications sociologiques possibles (notamment autour de cette fameuse génération X, celle des enfants des baby-boomers, arrivant difficilement sur le chemin de l'emploi, largement apolitique et sceptique vis-à-vis des idéaux d'après-guerre), rien ne permettait d'expliciter véritablement le vide métaphysique et politique du mouvement. Aussi facilement récupérable que fut la comète Nirvana, il restait difficile d'extraire de "Smells Like Teen Spirit" quelque slogan à floquer sur les t-shirt. La morbidité du mythe Cobain avait conféré au groupe son point atone, une noirceur inextricable qui l'empêcha au final d'être complétement digéré et javellisé par le système. Lors de ces années de deuil, on essaya pourtant de trouver l'ersatz idéal, la méthadone pour sevrer un public accroc à une dope pure, non coupée. Weezer, déboulant en 1994 avec son blue album, peut être ainsi vu comme un produit de substitut (proposé d'ailleurs par la même major Geffen) : spleen adolescent, grosses guitares, mélodies pop, imaginaire de l'exclu de la classe, le combo de Rivers Cuomo ajoutait à la formule une candeur à la Beach Boys et des textes autobiographiques nettement plus adaptables à l'univers des college students. Mais le prototype ne professa essentiellement qu'en territoire américain et dépassa difficilement le microcosme des nerds.

Au cours de cette période flottante, on tenta ainsi de façonner l'hymne grunge ultime, un "Smells Like Teen Spirit" plus linéaire qui livrerait le mode d'emploi de ses propres turpitudes. Le tube "Creep" de Radiohead en reprenait tous les stigmates, ajoutant cette fois-ci un texte beaucoup plus littéral que celui de son modèle, explicitant ce que ce dernier ne faisait qu'esquisser. Nada Surf en fit de même sur "Popular", en transposant la thématique du malaise adolescent dans l'univers plus terre-à-terre des campus. Mais Thom Yorke n'est pas aussi charismatique que Kurt Cobain, et le lascar refuse de se suicider, délaissant bientôt les terres d'un rock à fleur de peau pour préférer s'absorber au sein d'une machine sonore beaucoup plus cérébrale, alors que Nada Surf ne restera sur le plan commercial qu'un one-hit wonder. Si l'équation marche ponctuellement, les candidats refusent de capitaliser sur la création mimétique et abordent un virage artistique à 180°, ou bien abandonnent les majors.

Teenage angst has paid off well


1994 apparaît ainsi comme une année pivot. Nirvana a dominé le paysage jusqu'ici, ratiboisant le hair metal, ridiculisant des Guns N' Roses aux bords de l'auto-parodie, poussant Metallica aux frontières du flirt avec la scène alternative. Disparu, le groupe va alors refaçonner en creux le paysage rock jusqu'à la fin de la décennie. Il est ainsi troublant d'observer que les trois mouvements majeurs qui vont apparaître cette année-là se construiront et prospèreront en tenant compte, même de façon inconsciente, de l'épisode grunge.


Phénomène jusqu'ici insulaire avec les premiers albums de Suede et Pulp, la britpop entre pour de bon dans le cirque planétaire avec le premier disque d'Oasis. Né en réaction au grunge dominé par les frères ennemis américains (qui ne se souvient de cette une de Select et de son bravache Yankee Go Home ?), la britpop a prospéré sur le reflet inversé de son rival d'outre-Atlantique : joviale et insouciante quand il était déprimant, préférant les mélodies légères aux grosses guitares saturées, narcissique et imbue d'elle-même quand son janus prônait la haine de soi. Cette fraicheur fut aussi sa limite : la morgue d'Oasis n'est guère goutée dans le Nouveau Monde, le groupe ne parvient pas à conquérir l'Amérique comme ses aînés, et la mouvance se révèle finalement trop anglo-anglaise pour s'imposer sur la planète, alors que l'Europe lui voue un triomphe qui ne durera lui aussi que 3 ans.


Le néo-punk californien, popularisé par Dookie et Smash, connait une émergence voisine à celle du grunge. Né dans les sphère indépendantes de l'ouest du continent, petit frère du hardcore, il se contente de soustraire l'élément hard de l'équation en gonflant son facteur pop. Green Day table également sur le mal-être adolescent, mais use de mélodies bubble-gum pour le conter et circonscrit son imaginaire dans les bornes nettement plus prosaïques des banlieues résidentielles. Offspring rajoute quant à lui des grosses rasades de guitares métalliques dans sa mixture, et "Come Out And Play" ainsi que "Self Esteem" élaborent, à l'instar de "Creep" ou "Popular", un prototype de grunge débarrassé de sa pulsion de mort. Aussi encouragée dans son essor que le grunge par MTV, l'aventure néo-punk livre une version plus apaisée de l'épopée qui l'a précédée. Les majors ont récupéré les plus gros poissons, mais on ne peut pas dire que Green Day ou Offspring se soient particulièrement travestis au passage, leur son et leurs influences s'avérant dés le début beaucoup plus digestes pour le mainstream. Les seconds couteaux ont fait deux tours sur la piste avant de retourner dans l'ombre et des deux groupes phares du mouvement, l'un a su conquérir une nouvelle génération en tablant sur une orientation émo, l'autre s'est contenté de satisfaire son parterre de nostalgiques. Nouvelle orientation ou capitalisation sur ses fondamentaux, tel était le choix auquel aurait été amené Nirvana à l'orée de son quatrième opus.


Enfin, le néo-métal, introduit par le premier album de Korn, est le genre qui va s'imposer de façon massive jusqu'à la fin de la décennie. Véritable condensé des nineties, il radicalise l'héritage de la fusion du début de la décennie (RATM, Faith No More, Fishbone, Red Hot...), vampirise les rythmiques du hip-hop, cannibalise les guitares du métal et fixe sa mythologie sur le mal-être latent véhiculé par le grunge. Si on a à raison nettement mis en cause l'homogénéité du mouvement, au point qu'on se demande s'il s'agissait réellement d'une scène, au moins retiendra-t-on du grunge ce dénominateur commun : celui d'avoir forgé une espèce de hard rock alternatif, remisant au placard tout culte de la technicité, l'esbroufe visuelle et le décorum de pacotille (de la figure de Satan au grand marionnettiste de Metallica, en passant par les albums thématiques sur la guerre du Vietnam ou une quelconque princesse égyptienne), un metal dégraissé de tout le superflu en somme (les métalleux détestèrent le grunge pour ces mêmes raisons). Le néo-metal en retiendra l'esprit pour le simplifier, en verbalisant ce que le grunge refusait de traduire en mots. Il donnera un objet à la souffrance en la circonscrivant dans les bornes d'une espère ce roman familial dévoyé (il n'est question que d'inceste, de viol, d'humiliation, d'abandon) dans lequel chacun pourra y projeter ses propres démons, tout en lui trouvant une issue. Le grunge vous maintenait dans votre marasme existentiel, le néo-métal vous promettait de l'exorciser (pas un texte de Korn sans que le verbe pain ne soit accolé à l'expression go away). Déjà la seconde génération (celle des Linkin Park et des Papa Roach) édulcorera cet imaginaire en surfant sur des thèmes moins lourds (le divorce, la solitude, l'amour trahi).


Le mouvement règnera pendant plusieurs années au sommet des charts malgré son apparente noirceur, systématisant les codes d'un grunge qui lui avait préparé le terrain pour l'industrialiser à grande échelle. Marilyn Manson avait finement compris que le néo-métal était une compensation symbolique du grunge et qu'il importait de donner aux foules des salauds à haïr. Et dans cette quête, mieux valait profiter des armes du système plutôt que de s'épuiser à le combattre. L'allumé de Canton surexploitera alors la force d'exposition que donne MTV au moyen de clips et d'un univers visuel aussi provocants que léchés, dramatisera sa lutte contre la religion et les fondations de l'Amérique puritaine, comblera avec sa créature les désirs de transgression des adolescents. Mais être malin et posséder quelques titres efficaces dans son escarcelle ne suffit pas, et il lui manquera ce qui faisait la force du mythe Cobain : l'empathie. Personne n'a envie de pleurer sur l'épaule de l'Antéchrist et à force de trop se reposer sur son décorum, le genre a sombré dans l'auto-parodie.

X to Y


Les années 2000 pointent le bout du nez et logiquement, une page se devait d'être tournée. L'ordre naturel aurait voulu qu'une nouvelle mouvance s'instaure en réaction à ce qui a dominé pendant les années 90 et dans les faits, c'est ce qui s'est à peu près produit. Arrive une génération qui a grandi en pleine ère grunge et s'est construite par opposition à partir des groupes de la fin des années 60 et du début des années 80, biffant la décennie suivante. Logiquement on a guetté l'émerge d'un nouveau mythe... et rien ne s'est produit. Les Strokes avaient le look, Pete Doherty la classe destroy, Jack White le tube, Radiohead le vent du renouveau et Josh Homme les guitares maousse. Mais personne n'a été promu au rang de porte-étendard générationnel, et le soufflé du revival garage puis post-punk/new-wave est vite retombé. Les observateurs ont commencé à paniquer, ont voulu comprendre pourquoi. Et n'ont pas mis longtemps avant de trouver le coupable : le vilain Internet, qui a aboli la fonction centralisatrice des grands canaux de diffusion (télé, presse, radio), la profusion des nouveaux médias émiettant le discours, visant un archipel de petites niches spécialisées, tandis que la rapidité des buzz médiatiques hystérise la tendance au zapping, ne permettant donc plus l'émergence d'une figure fédératrice (voici à titre d'exemple un article tout à fait typique de cette tendance). Le diagnostic est tentant, mais à y regarder de plus près, on se demande si le fond du problème est simplement d'ordre médiatique. On a encore du mal à évaluer le rôle d'Internet dans l'affaire car après tout, des "artistes" (Lady Gaga, Black Eyed Peas) continuent à drainer un large public mondial, et ce aussi bien sur You Tube et Twitter que sur les chaînes câblées ou les bandes FM.

Se braquer uniquement sur l'angle médiatique empêche de soulever des questions autrement plus dérangeantes : pourquoi le public n'a élu aucun des candidats rock qu'on lui a soumis (si des formations comme Muse ou Kings Of Leon connaissent un engouement auprès d'une certaine frange de la jeunesse, c'est sans aucune mesure avec ce qu'ont pu représenter Nirvana ou Oasis en leur temps) et pourquoi ceux qui trustent l'industrie (aussi bien sur le plan musical que médiatique) ont-ils décidé d'abandonner progressivement le rock (la plupart des groupes les plus reconnus de la décennie passée ont émergé dans l'indifférence des majors) ? A cette dernière question on peut avancer l'hypothèse que la crise du disque a pu pousser les majors à lâcher du lest, peut-être parce que développer un groupe de rock, lui permette de faire deux ou trois albums avant de trouver un public, payer les premières tournées à perte, est un luxe qu'ils ne peuvent ou ne veulent plus se permettre, et que dans le contexte actuel, le rockeurs, ces races de musiciens dont l'inconscient est habité par la punk-rock guilt et qui rechignent à se plier aux contraintes du music business, peuvent être considéré comme quantité négligeable.


Peut-être que le combat du pauvre Kurt Cobain contre la méchante major Geffen semblera bientôt exotique aux plus jeunes, tant le rock paraît se replier sur son petit univers clos avec un mélange étrange de sérénité et de résignation. Quelque part, l'utopie alternative développée dans les décennies précédentes se trouve réalisée aujourd'hui à marche forcée. Il n'y a plus de majors dont on pourrait craindre le pouvoir castrateur car elles ne viennent plus frapper à la porte, comme les chaînes musicales qui ne tolèrent le rock que passé 22 heures, et encore largement coupé à l'électro putassière ou à la pop bas de gamme, au point que le terme même de rock paraisse au final superflu. Des gros labels indépendants comme Domino donnent le la en matière de chic musical, tandis que d'autres se maintiennent vaille que vaille avec les années, avec des objectifs modestes et des ambitions contrôlées. Un modèle économique s'esquisse, laissant peu de marges de manoeuvre, mais il tend à se pérenniser pour ceux qui savent produire une vision et un catalogue cohérents. Personne ne semble vouloir dominer la discothèque de la ménagère, juste pouvoir disposer des conditions nécessaires pour continuer à créer et avoir la chance de se dégotter un public fidèle. Qu'on observe les satellites entourant les Queens Of The Stone Age ou la constellation Mike Patton/Ipecac, germent de partout des petites tribus autonomes, qu'elle soient attachées à un musicien phare ou à un label en particulier. Des clans se forment et se subdivisent en formations à géométrie variable. Le rock s'articule parfois autour de sessions, comme dans le jazz.

Faut-il le déplorer ? Après tout, on peut se demander si le rock a aujourd'hui besoin d'icônes à sacrifier. On assiste à des parcours impeccables, qui ne se sentent plus obligés de passer par les poncifs de l'héroïne chic et des tentations suicidaires. Jack White a rencontré avec les White Stripes un succès d'une ampleur convenable, suffisant pour l'inscrire parmi les groupes majeurs de la décennie mais pas assez démesuré pour le voir céder à la comédie du phénomène générationnel. White a posément exploré les possibilités de son projet sans jamais vraiment se renier et a terminé l'aventure quand il a senti qu'il avait fait le tour de la question. Après plusieurs albums à l'intégrité blues jamais démentie, les Black Keys font évoluer leur formule, rencontrent un auditoire plus étendu, et personne ne leur en tient rigueur. Arcade Fire remporte un Grammy Awards sans déclencher de débats enflammés sur les forums. Radiohead gère son culte en totale autarcie. Vous ne les aimez pas ? Ce n'est pas grave, personne ne cherchera à vous les imposer. Faut-il vraiment regretter les temps où l'on s'écharpait au refrain du "mon Nirvana vaut mieux que ton Guns N' Roses" ou "mon Blur enterre ton Oasis" ? Le sens de la tragédie et le goût du sang ont déserté le rock, certes. Reste un genre en mutation permanente. Les propositions ne manquent pas, il suffit juste de se retrousser les manches et de trouver la perle rare. On explore cette musique posément, presque avec bonhommie, sans ressentir le besoin de se positionner face à une tendance, sans avoir la nécessité de se chercher une posture. C'est au fond un luxe bienvenu.


Mais certains esprits chagrins persistent peut-être à regretter le frisson qui accompagne l'irrésistible ascension d'un groupe promis à une gloire planétaire, l'envie d'être le témoin d'un sacre, de s'inscrire dans le zeitgeist. A ceux-là, nous proposons cette ultime hypothèse, développée plus avant dans ce dossier. Si le rock ne trouve pas d'idole ou ne semble pas exprimer l'envie d'en rechercher, c'est peut-être parce que Kurt Cobain a fait le boulot et que son mythe continue à faire sens aujourd'hui. Nombre de ses constats se vérifient toujours, tel celui-ci, tiré de ses carnets : "Je perçois dans notre génération le sentiment universel que tout a été déjà dit et fait. Exact. Et alors ? Ça pourrait toujours être marrant de faire semblant. C'est la première décennie depuis le début des années 40 que deux générations (la vieille école et la nouvelle) aiment la même musique." N'en est-il pas de même à l'heure actuelle, où fiston écoute les vinyles de Led Zeppelin chipés dans la discographie paternelle ? Nous vivons sur les reflux du reaganisme, alors triomphant lorsque l'icône grunge a grandi. Les corporate leaders continuent de dominer la planète. On a le sentiment qu'on va droit dans le mur, que l'abime se dévoile sous nos pieds, et on ne sait pas quoi faire pour empêcher cela, ni si cela sert à quelque chose. Au moins sait-on désormais ce que cachait l'insouciance vorace des yuppies. Mais Tony Montana est élevé au rang de héros moderne. La réalité dans laquelle évolue la génération Y n'a pas tellement changée par rapport à celle de la génération X. Génération vidéo ou digital natives, c'est au fond le même combat, avec peut-être un peu plus de cynisme et de distance, et encore. Nirvana sortait son premier disque alors que le mur de Berlin s'apprêtait à s'effondrer, et le capitalisme ultra libéral apparait toujours aujourd'hui comme l'horizon indépassable. Ni l'écologie ni l'altermondialisme n'ont encore déclenché l'espoir qu'ils prétendent porter, et rester un individu honnête en ce bas-monde demeure une lutte âpre et quotidienne.

Partout on ne cesse de scander Nevermind. Jusque dans cette maxime tristement populaire, cette rengaine consumériste brandie par les franges les plus abruties d'une jeunesse lancée en plein hédonisme désespéré : "éclatons-nous maintenant sans penser à demain". Le Nevermind de Kurt Cobain n'est pas ce fuck postillonné jadis par les Sex Pistols et qu'il tend dans la pochette intérieure de son chef d'oeuvre mal-aimé. C'est un haussement d'épaules blasé. La planète ne tourne pas rond ? Nevermind. Nos vies n'ont pas de sens ? Nevermind. Personne n'a plus foi en rien, sinon de sombres illuminés ? Nevermind. Célébrer les 20 ans de ce disque, ce n'est pas diagnostiquer la mort du rock (dieu sait si des excellents albums sont sortis depuis, des meilleurs probablement), ni même son déclin. Juste constater qu'en deux décennies, nos illusions sont restées au tombeau, et qu'il n'y a aucun élan sur lequel pourrait s'appuyer une nouvelle icône. Peut-être n'en sera-t-il pas de même pour la prochaine génération et que le mythe Nevermind deviendra obsolète pour de bon. Bonne chance à elle et all apologies.

Maxime
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