Susanne Sundfør
Blomi
Produit par Jørgen Træen
1- Orð v?lu / 2- Ashera's Song / 3- Blómi / 4- R?n? / 5- Fare Thee Well / 6- Leikara ljóð / 7- Alyosha / 8- ??nnu y?rru l? / 9- Nátts?ngr / 10- Orð hjartans
Au rayon des injustices musicales incompréhensibles se trouve sans doute en bonne position la discographie de Susanne Sundfør : Ten Love Songs, particulièrement, mérite au moins d’être comparé aux oeuvres qui ont le mieux mêlé art pop et synthpop lors de la décennie précédente (en dehors de l'indétrônable Plastic Beach de Gorillaz) comme Art Angels de Grimes, All Mirrors de Angel Olsen ou encore kin de iamamiwhoami. Pourtant, la norvégienne n’a jamais vraiment fait mieux qu’un succès d’estime au-delà de ses frontières, enchaînant les albums n°1 dans son pays mais peinant par exemple à trouver une place dans le top 100 anglais – alors qu’une écoute rapide de "Accelerate", "Fade Away" et "White Foxes" pourrait facilement convaincre de sa singularité et de son talent. L’artiste semble désormais se complaire dans une forme de confidentialité et ses choix récents la destinent alors vers un idéal de sobriété, qu’il s’agisse de réduire ses prises de paroles sur les médias ou simplement d’alléger sa musique en la déconnectant de sa modernité. Gravement marqué par cette démarche, son dernier album Music For People In Trouble avait ainsi naturellement déboussolé ses quelques fidèles, déjà à cause de ce revirement musical délaissant les synthétiseurs autoritaires pour de longues plages instrumentales atmosphériques, mais surtout par son caractère sombre et parfois nihiliste, évoquant non sans ironie une perte de sens générale sur fond de mélodies excessivement légères, comme pour signifier une sensation de terreur en plein jour.
En ce sens, Blómi (to bloom, fleurir en vieux norrois) se profile comme le reflet optimiste de Music For People In Trouble. Ce septième album n’est pas autant paralysé par le cours des choses et se sert d’une histoire à la fois biographique et scientifique, celle des travaux polémiques de son grand père sur les langues sémitiques, pour illustrer son rapport au corps et aux savoir : Kjell Aartun, présent sur la pochette de cet album aux côtés d’une très jeune Susanne Sundfør, fit en effet l’objet d’un bon nombre de critiques auprès de ses pairs théologistes mais aussi des médias généralistes norvégiens pour ses conclusions sur l’origine de la civilisation minoenne, et sa petite fille a donc grandi dans un contexte de décalage permanent entre ce qu’elle pouvait lire dans les manuels scolaires et ce qu’elle pouvait écouter admirativement lors des repas de famille. L’idée n’est pas ici d’appeler au conspirationnisme ou à un rejet primaire de la science mais plutôt d’utiliser ce récit comme une invitation à déterrer nos racines, à célébrer les interconnections ineffables du naturel et à se rapprocher de notre humanité au travers de fables oubliées. Sous une fine pluie d’étoiles et de météores, "Ashera’s Song" explore ainsi le mythe de Ashera, une déesse-mère issue des religions sémitiques dont l’interprétation laisse encore place à la discussion. "Leikara ljóð" semble également puiser dans un folklore lointain en se risquant à l’exercice d’un morceau d’influence gospel et donc presque a cappela, uniquement vêtu de bruits champêtres ou de percussions d’abord corporelles puis membranophones. Derrière la cérémonie exaltante de Susanne Sundfør et de son chœur se cache une danse organique, spontanée sans être prévisible, et on se surprendra donc à y revenir en sifflant régulièrement les notes de son thème réchauffant.
Parallèlement, Blómi peut se lire comme une lettre d'amour destinée à la famille de la chanteuse tant le disque est habité d’affection pour son grand-père, mais aussi pour son mari et sa jeune fille née en 2020. Le noyau de l’album se constitue alors de promenades folk généreuses et sereines, enrichies d’éléments de musique de chambre comme sur Music For People in Trouble, mais avec une finalité presque opposée. Ce changement de ton est renforcé par une invocation mesurée du jazz sur les parties les plus dynamiques du disque (un peu à la manière de Natalia Lafourcade sur son dernier opus De todas las flores), notamment sur le morceau-titre qui présente un rythme espiègle ainsi que quelques lignes de saxophones en contrepoint des vocalises enjouées. "Blómi", "Runa", "Fare Thee Well", "Náttsongr" suivent cette même formule avec brio et suffisent à effacer les quelques doutes qui ont pu se manifester sur l'album précédent, tandis que "Alyosha" la sublime avec sa ritournelle agile et ses douces passions. L’émotion de la norvégienne n’a jamais été aussi contagieuse que par ce chant fiévreux, capable de dérober la matière jusqu’à donner au titre une allure insaisissable mais familière et réconfortante. Susanne Sundfør paraissait autrefois fataliste et terrifiée par le vide ; elle fait aujourd’hui volontairement disparaître la terre sous nos corps et remplace les golfes silencieux de l’infini par ces belles démonstrations de tendresse, comme un rappel à l’essentiel.
De cette nouvelle liberté découle hélas un certain manque d’orientation au-delà du cœur de Blómi : on se déconcentre facilement sur "Orð volu", "Sannu yarru li" et "Orð hjartans" qui nous privent du chant pour nous assommer à la place de spoken words. Ces récitations cumulent alors les erreurs dramatiques : les couleurs se mélangent mal avec celles des titres voisins, les accompagnements instrumentaux varient trop peu pour captiver une fois le texte intégré et surtout, leur durée excessive brise toute capacité d’immersion fluide et ininterrompue dans cet univers pourtant envoutant. L’introduction "Orð volu" s’oublie dès la première écoute tant l’accompagnement manque à provoquer le vertige existentiel attendu, malgré des aspirations cosmiques ou ontologiques plutôt communes pour des productions ambient contemporaines (comme sur l’inoubliable "Fullmoon" de feu Ryuichi Sakamoto), et de la même manière, "Sannu yarru li" fatigue la fin de l’album en brisant instantanément la magie invoquée par "Alyosha".
L’écoute de Blómi peut donc se révéler frustrante et inutilement contradictoire. Malgré tout, il serait malheureux de laisser ces quelques écarts nous distraire de la beauté de ce disque lorsqu'il tente seulement de nous émerveiller et non de nous perturber. Le cheminement folk emprunté par le disque précédent se montre bien plus abouti cette fois-ci et les compositions les moins dissipées se parcourent sans fin, "Alyosha" et "Leikara ljóð" en tête. On manque de raisons de ne pas rêver d’un prochain bouquet encore plus beau tant les écueils actuels paraissent surmontables – mais prenons le temps de profiter de cette belle saison : trop de fleurs s’épanouissent sans être vues pour que l’on ignore encore un album de Susanne Sundfør.