↓ MENU
Accueil
Première écoute
Albums
Concerts
Cinéma
DVD
Livres
Dossiers
Interviews
Festivals
Actualités
Médias
Agenda concerts
Sorties d'albums
The Wall
Sélection
Photos
Webcasts
Chroniques § Dossiers § Infos § Bonus
X

Newsletter Albumrock


Restez informé des dernières publications, inscrivez-vous à notre newsletter bimensuelle.
Critique d'album

Bruce Springsteen


Greetings from Asbury Park, N.J.


(05/01/1973 - - Pop Rock, Heartland rock, Folk - Genre : Rock)
Produit par

1- Blinded by the Light / 2- Growin' Up / 3- Mary Queen of Arkansas / 4- Does This Bus Stop at 82nd Street? / 5- Lost in the Flood / 6- The Angel / 7- For You / 8- Spirit in the Night / 9- It's Hard to Be a Saint in the City
Note de 4/5
Vous aussi, notez cet album ! (15 votes)
Consultez le barème de la colonne de droite et donnez votre note à cet album
Note de 3.0/5 pour cet album
"Je me souviens que ma mère m’a dit : « Ecoute ça, c’est Frank Sinatra ! Il vient du New-Jersey… » Bruce Springsteen"
Daniel, le 12/08/2023
( mots)


Où le rédacteur énonce des vérités puis se fait un film (1)

Sachant ce que l’on sait aujourd’hui, il est aisé de lire dans Greetings From Asbury Park, N.J. les prémices d’une histoire rock qui va faire date. Ca s’appelle pratiquer la rétro-divination. C’est comme prédire le temps d’hier en observant aujourd’hui les entrailles fraîches d’un poulet ou un peu de marc de café fumant…

Il ressort cependant deux vérités de cet enregistrement. Deux vérités a contrario.

Vérité première : Bruce Springsteen n’aurait pas connu la gloire si l’album – un vrai canard à trois pattes – n’avait pas été un échec commercial cuisant.

Vérité seconde : ce qui fait tout l’intérêt de GFAPNJ, c’est ce qui lui manque. A savoir la dynamique du groupe qui entourait Bruce Springsteen. Et, en particulier, la connivence de Steven Van Zandt. L’ami. Le frère, jusqu’à la "siamoiserie".

Il est difficile d’imaginer ce qui s’est passé dans la tête de Bruce Springsteen quand, début 1972, il a annoncé à ses potes de Steel Mills qu’il avait décroché un contrat d’enregistrement chez Columbia Records (CBS).

Mais le contrat ne concernait que lui. Lui tout seul…

Dégouté par la vie, le futur Miami Steve (ou Little Steven) ravale sa rancœur en silence. Il range sa guitare dans un placard et part travailler dans une entreprise de construction routière. Pendant deux ans. Le temps de retrouver un peu de goût à la vie. Une vie de rocker, évidemment…

Où l’on s’égare sur les plages et les routes du New-Jersey

Au début des années ‘70, tout le monde se fout du New-Jersey, même si le petit état de l’Est est un bastion démocrate et un haut lieu humaniste. Les plus érudits y voient seulement un aérodrome de délestage quand les voies aériennes sont saturées au-dessus de New-York. Les plus affamés n’en connaissent que le Sloppy Joe qui doit être le sandwich le plus gourmand du monde.

Au début des années ’70, le New-Jersey est pourtant le théâtre de petits drames et de choix personnels impliquant des gens qui connaîtront la célébrité. Mais plus tard…

Brian De Palma, viré comme un malpropre par Warner Bros., traîne sa déprime trentenaire en errant sans but sur les plages. Patricia Smith (dite Patti) a vingt-cinq ans et vient de se barrer pour la Grande Pomme après avoir confié sa première fille à l’assistance publique de Pitman. A Neptune, John Lyon (bientôt Southside Johnny) a vingt ans. Il arpente les rues qui bordent le littoral en se disant qu’il ferait bien chanteur, même si ce n’est pas un vrai métier. A Newark, Max Weinberg hésite entre la faculté de droit et la batterie. A Sayreville, John Bongiovi (qui deviendra Jon Bon Jovi) a dix ans et traîne encore dans les jupes de sa maman fleuriste qui regrette le temps où elle était Bunny Girl chez Play Boy. Pour sa part, à Bayonne, Jeffrey Wieland (plus tard Zakk Wilde), du haut de ses huit ans, ne sait pas encore qu’une guitare s’accorde ni qu’Ozzy Osbourne cherchera un jour un soliste.

Pour sa part, et depuis qu’il a vu Elvis Presley et The Beatles à la télévision, Bruce Springsteen rêve de musique. Et il va concrétiser son rêve. Avant tous les autres. Mais pas vraiment comme il l’avait imaginé.

C’est John Hammond (le plus grand découvreur de talents de la musique populaire du XXième siècle) qui va imposer le jeune compositeur à Columbia Records. Il a déjà recommandé Bob Dylan dix années plus tôt. Et il cherche un nouveau barde. Comme si l’histoire pouvait se répéter éternellement. En ces années-là, le Zimmerman, en congé de la République, pouponne et ne produit plus rien. Le Heartland Rock est orphelin. Et l’industrie du disque n’aime pas le vide.

Le premier album de Springsteen va être la résultante d’une série de compromis improbables. C’est ce qui va rendre GFAPNJ non seulement bancal mais aussi peu représentatif des aspirations du jeune maître. Parce que l’art s’accommode mal des compromis (2).

Compromis #1 – Un disque mais pas de groupe ni de rock !

Bruce Springsteen rêvait d’emmener en studio un groupe rock composé de potes furieux et complices. Mais Hammond a vendu un artiste folk solo à Columbia. Pas question de changer.

Sinon, le contrat file à la poubelle. Point à la ligne.

Compromis #2 – Un nouveau Dylan, mais lequel ?

C’est qu’il y a deux Dylan (3) : le barde pontifiant acoustique et le barde pontifiant électrique.

Le Compromis #2 ressemble à un jugement de Salomon : moitié-moitié. Il y aura cinq titres acoustiques et cinq titres électriques sur GFAPNJ. Même si ce choix n’augure pas d’un album cohérent, il est difficile de trouver un deal plus bêtement équilibré. Tout le monde est content.

Juillet 1972. Sa guitare sous le bras, Bruce Springsteen pousse la porte du 914 Sound Studios de Blauvelt, au Nord de New-York. La boutique a été choisie pour des raisons budgétaires. Les lieux ne payent pas de mine, le matériel est vétuste et le piano Aeolian (4) se désaccorde dès qu’on y touche. Pas vraiment glamour.

La légende veut que le "nouveau Dylan" va sortir les bases des dix premiers titres de sa carrière en deux jours. Quand on connaît le perfectionnisme du bonhomme, on imagine bien qu’il avait préparé son coup et rôdé ses compositions.

Des cinq titres acoustiques, il restera le moins bon et le meilleur.

Le moins bon avec "Mary Queen Of Arkansas" qui évoque une drag-queen sous un angle un peu caricatural. Et avec un accent qui n’apporte rien, ni à la chanson ni à son propos.

Le meilleur avec "The Angel" dont les accents aussi mortifères et dramatiques que brillants définissent les premiers standards créatifs du futur Boss intimiste.

Pour les cinq titres électriques, Vincent Lopez (batterie), Gary Tallent (basse) et David Sancious (piano bastringue) ont reçu des instructions simples : il ne faut pas que ça sonne comme du rock ! Ca doit plutôt courtiser les arrangements roots de ces canadiens qui s’appellent un peu pompeusement The Band.

Si "Growin’ Up" reste générique et si "For You" revisite d’un peu trop près les tics de Bob Dylan, "Does This Bus Stop At 82nd Street ?" et "It’s Hard To Be A Saint In The City" sont assurément des pierres angulaires de ce qui suivra.

Et "Lost in the Flood" est certainement la première fleur au chapeau de ce nouveau conteur qui décrit si bien son Amérique contemporaine, une nation à la fois merveilleuse et inhumaine où il devient difficile de distinguer une traînée d’huile d’une tache de sang.

Bruce Springsteen a le don d’imaginer des textes inspirés par ce qu’il a personnellement observé. Parfois à hauteur d’homme. Parfois au ras du bitume et des trottoirs. A Long Branch et dans les environs… Il ne se passe pas forcément grand-chose dans le secteur, mais le gaillard a le regard affuté et il raconte tout par le détail, en mode nouvelle vague, caméra légère à l’épaule. Les voitures, les bus, les travelos, les motards, les hippies, les vétérans du Vietnam, les ouvriers, les filles, les picoleurs, les bagarreurs, … Il parle de ses personnages comme s’ils étaient importants. Il manie l’emphase mais aussi l’humour et la dérision. Dans ses versifications interminables, on ne retrouve ni l’acidité de Bob Dylan, ni la conscience sociale de Woodie Guthrie, ni le nomadisme de Steinbeck, ni les muscles d’un moulineur de Fender Telecaster. Ca viendra plus tard. Comme la concision. Enfin, une certaine forme de concision.

Leur boulot terminé, les musiciens regagnent leurs pénates, laissant au chanteur le soin de peaufiner les arrangements de ses pistes vocales puis de s’impliquer dans le mixage et la production de l’album.

Compromis #3 – Liberté artistique totale mais conditionnée…

Et c’est la douche froide ! Glaciale ! Clive Davis, le tout-puissant président de Columbia, refuse l’album parce qu’il n’y trouve aucun single.

Il va falloir inventer un nouveau compromis.

Et ce qui suit démontre à quel point Bruce Springsteen est un patron en devenir. Plutôt que de geindre, hurler, se suicider, détruire quelques bureaux, brûler les bandes ou se jeter dans l’Atlantique, il rentre chez lui et compose instantanément le somptueux "Blinded By The Light" puis ce "Spirit In The Night" qui expose une galerie de personnages à la Lou Reed mais en mieux. Rien que ça.

Et il enregistre les deux titres "à sa mode", c’est-à-dire comme il conçoit sa musique rock, sans tenir compte des recommandations de Hammond ni des admonestations de quiconque.

Ce faisant, il pose les bases de ce que deviendra plus tard la musique du E-Street Band.

Les musiciens qui ont participé à la première séance d’enregistrement ne sont plus disponibles, à l’exception de Vincent Lopez. Un trio improvisé est adjoint au batteur : Springsteen joue de pratiquement tous les instruments ; Clarence Clemons – le fjutur "Big Man" – illumine les deux titres au saxophone et Harold Wheeler Junior, le directeur musical de Burt Bacharach, s’occupe du piano désaccordé.

Les deux enregistrements sont simplement monstrueux ; ils écrasent tout le reste.

Pour pouvoir les caser sur les masters, il faut faire un choix. Ce sont trois titres acoustiques qui sont virés de l’album ("Jazz Musician", "Arabian Nights" et "Visitation At Fort Horn").

Le producteur, Mike Appel, est fou furieux. « Visitation… » est son titre préféré… Mais, ici, c’est Springsteen qui décide. Pas de discussion possible.

Compromis #4 – New-York ou New-Jersey ?

Columbia tient ses deux singles. Pour les commercialiser, la firme imagine de convertir Bruce Springsteen en poète new-yorkais. Le refus est instantané. Soit, la pochette assume les origines banlieusardes de l’auteur, soit le disque ne sort pas.

Clive Davis cède. Et son nouveau Dylan impose à Columbia une horrible carte postale au design éculé, manifestement colorisée par un daltonien (5). Le genre de "réclame" à deux balles et tape à l’œil que l’on trouve dans tous les magasins de souvenirs du monde.

"Un grand bonjour d’Asbury Park – New-Jersey". Tu parles…

Où la conclusion s’assortit d’une moralité (comme dans les vieux livres)

Résultat de tous les compromis et d’une trahison aux accents bibliques : GFAPNJ est invendable (6) et ne s’écoulera qu’à raison de 25.000 misérables exemplaires. Ni "Blinded By The Light", ni "Spirit In the Night" n’entreront dans les charts rock, survolés par "Free Bird" de Lynyrd Skynurd..

Et, en 1973, on entend beaucoup à la radio "Knockin’ On Heaven’s Door" de Bob Dylan, la bande-son de Pat Garett & Billy the Kid. Ironie du destin.

Bruce Springsteen ne sortira pas détruit de cette première expérience. Il en tirera une règle d’or qui, au demeurant, vaut pour tous les artistes : si ça discute trop, il vaut mieux déguerpir et aller chercher fortune ailleurs.

Parce que les saltimbanques comme nous sont nés pour vagabonder !

Cette phrase définitive deviendra l’hymne officieux des jeunes du New-Jersey et de toute une génération dans le monde entier…


(1) Sans avoir la prétention d’égaler le niveau de délire de la plupart des biopics consacrés aux rockers qui parviennent à cumuler le pire de l’art cinématographique et le niveau zéro de l’honnêteté biographique…

(2) Personne n’imaginerait, à titre d’exemple, qu’un producteur aurait exigé de Pablo Picasso qu’il mette quelques couleurs sur Guernica pour faire plus joyeux.

(3) La fameuse histoire du Festival de Newport en 1965 est rabâchée et a alimenté des polémiques interminables.

(4) Une vieille firme New-Yorkaise qui, durant les années ’80, se vendra à Steinway pour éviter la banqueroute.

(5) Attention : je ne tiens pas à me fâcher avec les daltoniens. Il se fait que j’en compte deux parmi mes amis et ils sont tous les deux impliqués dans la communication visuelle. Comme quoi…

(6) Le E Street Band interprétera la version ultime de l’album le 22 novembre 2009 à New-York (on y revient) durant le dernier show de la tournée "Working On A Dream".


Et mille mercis à l'énigmatique Docteur Futurity pour sa collaboration et sa science infuse !


 

Commentaires
Soyez le premier à réagir à cette publication !