Emerson, Lake & Palmer
Trilogy
Produit par Greg Lake
Il semble rétrospectivement évident que Keith Emerson, Greg Lake et Carl Palmer n’étaient déjà plus seuls dans leurs têtes respectives quand ils ont composé Trilogy il y a un demi-siècle…
Le groupe naviguait au-delà des étoiles. Après le succès de Tarkus (1971) puis, la même année, après la sortie du remarquable live Pictures At An Exhibition (1), le groupe, infatigable, entendait atomiser le monde avec Trilogy. Sous sa pochette horrible signée par Hipgnosis (2), l’album devait compiler toutes leurs influences rock, jazz, classiques et martiennes.
En 1972 déjà, le décalage entre le trio et le public rock commence à se marquer. Trilogy – qui deviendra néanmoins le plus gros succès commercial d’ELP – présente une équipe désunie. Les orages qui avaient éclaté durant les sessions studio de Tarkus étaient déjà les signes avant-coureurs d’une rupture (qui n’interviendra qu’en 1976).
Emerson aurait préféré enregistrer un opus jazz en solo mais son entourage finira par le dissuader de quitter Lake et Palmer.
De compromis en compromis, le trio poursuit sa route cahotante.
Comme tous les génies purs (dans tous les domaines de l’art ou de la science), Keith, Greg et Carl entendent voler toujours plus haut, en présupposant que leur public possède une culture musicale (et une ouverture d’esprit) suffisante pour comprendre un langage de plus en plus sophistiqué. Il arrive un moment charnière où le don est tellement exceptionnel que la communication (si elle n’est pas "vulgarisée") devient impossible avec le "commun des mortels".
Sur cet album dominé par des claviers brillantissimes, c’est "From The Beginning", une composition à la guitare relativement "simplette", qui va emporter la timbale. Le titre de Greg Lake monte dans le top 50 américain, malgré sa tonalité mineure, ses trois petits accords de chanson scoute (La mineur - Do - Ré) et son texte désabusé.
L’album commence par "The Endless Enigma", un long triptyque philosophique très alambiqué, marqué par des sons "spatiaux" sortis d’un générique de Star Trek (première saison). La partie centrale est une fugue absolument magistrale, jouée merveilleusement au piano par un maestro fascinant.
Malgré certains aspects caricaturaux, "Trilogy" est d’une beauté assez renversante. On peut ne pas aimer la voix de Greg Lake mais il faut admettre qu’il marque cet album de son empreinte définitive. Et, une fois encore, les claviers et le drumming sont vertigineux (même si le son est forcément daté).
"The Sheriff" (le traditionnel morceau "comique" du disque) est malheureusement atterrant. Pour sa part, "Living Sin", une espèce de "rock" qui ne convainc guère, démontre que la virtuosité n’autorise pas tout.
En revanche, et parmi les réussites absolues de l’album, il y a le surprenant "Hoedown", une reprise (assez conforme, finalement) d’une pièce écrite par le compositeur "jazz - classique" Aaron Copland (1900-1990) qui cherchait son inspiration dans les musiques les plus basiques des peuples d’Amérique (3).
Le vinyle se clôture sur "Abaddon’s Bolero" où Keith Emerson démontre avec brio toute sa fabuleuse culture classique. Ceux et celles qui ont quelques notions de musique académique savent que le boléro, issu d’une danse espagnole, est un exercice de style assez pénible qui consiste à enquiller des mesures dans la même tonalité. Maurice Ravel en a fait une scie absolue qui l’a poursuivi toute son existence. Le claviériste d’ELP ne faillit pas à la tâche et propose une relecture amusante du procédé. Fin de l’épisode.
Qu’est-ce que la petite histoire du rock retiendra d’Emerson, de Lake puis de Palmer ? Peut-être rien. Mais, probablement qu’il est difficile d’exister à la fois dans la stratosphère et, au même moment, sur la Terre des Hommes.
Les curieux écouteront. Pour alimenter leur curiosité.
Les nostalgiques (de moins en moins nombreux) continueront d’apprécier. Par nostalgie.
Les autres ne sauront pas que pareille musique a existé et a excité des foules rock massives.
(1)- ELP avait choisi de sortir cet album à prix réduit afin de permettre aux fans d’accéder à la musique classique du compositeur russe (et maudit) Modest Moussorgsky (1839-1981).
(2)- C’est une des pires réalisations du collectif anglais Hipgnosis. Pour enrichir la légende du groupe, Salvador Dali aurait été préalablement approché par le management afin de réaliser une œuvre originale mais ses tarifs étaient plus ahurissants que son génie. Un acte clairement manqué. Dommage. Le groupe se rattrapera pour son prochain album en appelant le phénoménal Hans Ruedy Giger à la rescousse…
(3)- Ce titre, inspiré du square dance originel des Appalaches, est devenu immensément populaire aux Etats-Unis lorsqu’il est devenu la bande-son d’une campagne publicitaire nationale orchestrée par l’industrie américaine de la viande. "Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? Du bœuf (évidemment) !" Miam. Ou pas.