Jethro Tull
Aqualung
Produit par Terry Ellis
1- Aqualung / 2- Cross-Eyed Mary / 3- Cheap Day Return / 4- Mother Goose / 5- Wond'ring Aloud / 6- Up to Me / 7- My God / 8- Hymn 43 / 9- Slipstream / 10- Locomotive Breath / 11- Wind Up
Tous ceux qui ont eu à écrire sur une œuvre majeure, et nous nous limitons ici au corpus musical et plus précisément rock (au sens large), savent à quel point il est impressionnant et donc compliqué d’aborder ce genre d’entreprise. Peur de la redite, de la réception, marquée de nombreux a priori et d’une connaissance de l’opus, peur d’en dire trop ou pas assez … Il me souvient ainsi une chronique sur Third de Soft Machine, soulignant cet aspect et tissant sa narration autour du concept de chef-d’œuvre. Partir en terre inconnue possède des inconvénients, mais pas celui de traiter l’incontournable. Comme Led Zeppelin IV, Argus, ou encore In Rock, Aqualung, en tant que magnum opus de Jethro Tull (avec son successeur), se dresse devant nous telle une montagne indescriptible. Essayons quand même.
En 1970, le groupe est au sommet de sa forme. Benefit est un succès de vente, les Etats-Unis les ont à nouveau accueillis avec enthousiasme. Bien que le bassiste Glenn Cornick soit devenu indésirable aussi bien musicalement qu’humainement, Jethro Tull conserve son harmonie puisqu’il est remplacé par un vieil associé d’Anderson, Jeffrey Hammond, tandis qu’un autre compagnon de route des prémisses artistiques du flûtiste intègre définitivement la formation, le claviériste John Evan. Pour être tout à fait honnête, signalons que des traces de Cornick sont créditées sur certaines pistes.
Doté d’une belle pochette peinte à partir d’une photographie représentant un vagabond qui ressemble étrangement au leader du groupe, et composé de morceaux pouvant parfois se croiser dans les thèmes (sordides), Aqualung a pu être considéré comme un concept-album dans un contexte de rock progressif triomphant. Il n’en est rien, malgré le découpage en deux faces intitulées et présentées telles des chapitres (Aqualung et My God). Vous connaissez la suite, un pied de nez magistral nommé Thick as a Brick.
Deux tubes encadrent (presque) l’opus. Le titre éponyme tout d’abord, alternant hard-rock et moment acoustique, poursuit avec brio le style de Jethro Tull "première période", qu’on pouvait ouïr sur Benefit. La mélodie est excellente et Martin Barre propose un solo enthousiasmant. A l’opposé, on trouve "Locomotive Breath", qui joue sur le contraste entre son introduction piano-bar et l’essentiel hard-rock, avec ici un chorus mémorable de flûte. Ils les encadrent "presque" puisque la véritable fin est "Wind Up", construit à peu près de la même façon que "Locomotive Breath", de bonne facture mais moins attachant.
Le groupe excelle toujours dans son mélange entre hard-rock et instruments acoustiques (piano et flûte, voire guitare). Efficace avec "Hymn 43" qui invite un piano classique en mode sudiste, cela peut prendre une tonalité progressive quand la structure est alambiquée, comme "Cross-Eyed Mary" qui préfigure Thick as a Brick. Les instruments dialoguent comme jamais et les musiciens ont gagné en maîtrise (aussi bien Anderson que Barre). Car évidemment, Aqualung n’a pas obtenu le qualificatif progressif sans raison. Commençant comme "Berimbau" (de Baden Powell, si, si, vous connaissez, écoutez "Bidonville" de Nougaro), "My God" est un petit écrin de rock progressif sauce Jethro Tull : belle montée en puissance, jeu de flûte exalté et très complexe, guitare acérée … Le programme est annoncé.
Les pièces folks plus légères sont aussi superbes. Il y a souvent de petites sauteries assez brèves comme "Cheap Day Return" et "Wond’ring Aloud" (et son orchestration), mâtinés d’une douce mélancolie, qui ponctuent l’album et se révèlent absolument exquises. Dans cette catégorie, "Up to Me" fait partie des grands moments de l’opus où Anderson s’amuse à tenter des expériences sonores à la flûte (en plus d’emprunter une six-cordes). Beaucoup plus folklorique, "Mother Goose" est un voyage dans un ailleurs musical ô combien rustique et pastoral.
Alors, concept-album ou non ? Selon Anderson, ses réflexions personnelles, parfois métaphysiques, ne font pas une unité cohérente. Pour autant, Aqualung se perd à de multiples reprises dans les sillons du rock progressif en élaboration (longueur, construction complexe, diversité instrumentale …) Et nous pouvons remercier la critique qui a été bien inspirée de mal interpréter l’album. Vous voulez un véritable album-concept progressif ? Jethro Tull se met au travail pour se moquer des plumitifs des folliculaires, et d’une simple blague provocatrice, naîtra un chef-d’œuvre. A suivre …