
Jethro Tull
Curious Ruminant
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Sans être dupe quant à la possibilité d’atteindre une quelconque objectivité lors de la rédaction d’une chronique musicale, nous essayons de respecter le contrat de lecture passé avec vous en n’exagérant ni les notes, ni les jugements de valeur. Cependant, je dois avouer qu’avec le recul, les deux derniers albums de Jethro Tull avaient été à peine sur-notés (de 0.5 point), une évaluation guidée par le plaisir d’un amateur de savoir Jethro Tull toujours actif. En effet, si The Zealot Gene (2022) et RökFlöte (2023) étaient loin d’être honteux, et même plutôt agréables, ils étaient assez oubliables au regard de l’ensemble de la discographie du groupe – très peu de morceaux se distinguaient et l’ensemble manquait d’énergie comme d’inspiration.
Ainsi, l’annonce d’un troisième opus issu du renouveau discographique de Jethro Tull, avait été accueillie avec le sourire mais sans grandes attentes… Du moins, jusqu’à l’écoute du premier single promotionnel, le morceau-titre "Curious Ruminant", aux mélodies superbes servies par une collaboration harmonieuse entre la guitare, le piano et la flûte, qui n’était pas moins que la meilleure composition du groupe depuis plusieurs décennies.
Notre "curieux ruminant" est donc de retour : l’homme à la flûte de Pan, séide du dieu cornu qui semblait ruminer sa musique au point de devenir satirique, allait enfin prendre le taureau par les cornes pour offrir au monde une nouvelle œuvre digne de ce nom.
Or la copie n’est pas parfaite, et permettez-moi de commencer par les sujets qui fâchent. D’abord, nous avions été particulièrement intrigué par la présence d’une longue suite de plus de seize minutes, espérant que cinquante ans après la sortie de Minstrel in the Gallery, Anderson s’était enfin décidé à donner suite à "Baker St Muse". Or, bien loin de Thick as a Brick, "Drink From The Same Well" est une interminable sérénade folk atmosphérique et contemplative, qui s’inscrit dans la lignée des premiers albums de Mike Oldfield. Agréable, mais lassante. En outre, deux défauts sont à relevés sur l’ensemble de l’opus. Premièrement, Ian Anderson est à la peine au chant, même si le studio fait des miracles, et use de plus en plus souvent du spoken word ("Interim Sleep"). Deuxièmement, l’accordéon devient envahissant et alourdit le propos, comme c’était le cas sur War Child (1974) ou chez Karfagen, pour prendre un autre exemple de groupe progressif adepte de cet instrument (ce qui est assez rare – et pour cause). Il suffit d’écouter le poussif "Dunsinane Hill" pour s’en rendre compte.
Plutôt que progressif, Curious Ruminant est un solide album de folk-rock, comme avaient pu l’être les chefs-d’œuvre de la fin des années 1970 auxquels renvoient directement le dansant "The Tipu House", le mystique "Stygian Hand" ou le plus mélancolique "Savannah Of Paddington Green" – trois réussites. Et si l’introduction au piano introspectif pouvait laisser penser à un nouveau "Locomotive Breath", "Puppet And The Puppet Master" est une énergique pièce folk avec de belles interventions à la guitare électrique (à saluer sur cet opus) et à l’orgue. Quant au tortueux "Over Jerusalem", il semble tout droit sorti de l’œuvre solo d’Anderson (on pense à The Secret Langage of Birds, 2000) et impose une orientation un peu plus progressive qu’à l’accoutumé.
Toutes ces compositions sont assez remarquables, bien qu’elles ne renouvèlent en rien le genre : elles permettent simplement de donner forme à un très bon album de Jethro Tull dans sa phase finale. Ils rendent également curieux de connaître la suite des événements, Ian Anderson reconnaissant lui-même que la locomotive accélère son rythme et que par conséquent, il ne souhaite plus louvoyer sur les flots de son inspiration pour développer son œuvre tant qu'il le peut.
À écouter : "Curious Ruminant", "The Tipu House", "Stygian Hand", "Over Jerusalem"