All Things Must Pass - Episode 7 - Ne me parlez plus de McDo
Je suis venu au monde en février 1958, dix mois avant que le rock ne fête ses trois années d’existence. Durant les années soixante, j’ai vécu (dans le désordre et parfois sans le savoir) en compagnie de The Beatles et The Rolling Stones, de Bob Morane et de Bob Dylan, des mini-jupes de Mary Quant et des parkas M51 des Mods, de P.K. Dick et A.E. Van Vogt, des premiers délires de Pink Floyd et de la boue de Woodstock, du mur de Berlin et de la peur maladive de l’atome. A l’instar de tous les êtres âgés, je ressens de plus en plus souvent l’envie de partager / transmettre certains souvenirs (rock en l’occurrence). C’est comme si une alarme s’était mise à résonner dans mon vieux cerveau. Ce sont peut-être simplement des acouphènes. Je ne sais pas. Est-ce que tout cela est vraiment vrai ? Difficile à dire. Depuis le début du XXIème siècle, les scientifiques soutiennent que le fait de se souvenir de quelque chose rend le souvenir en question labile, fragile et vulnérable aux interférences… En d’autres termes, le souvenir est un « sachet de frites – piccalilli ». Les frites sont la vérité ; le piccalili incarne cette petite dose de mauvaise foi qui donne si bon goût à la vérité.
Date : un soir de printemps en 1980
Lieu : Bruxelles - Belgium
Contexte technologique avancé
Le Mellotron n’est ni un synthétiseur, ni même l’ancêtre du synthétiseur. C’est un clavier primitif, analogique et polyphonique. La paternité de sa conception foldingue revient, en 1948, à un Monsieur Chamberlin, natif du Wisconsin (USA), qui avait pour particularité de détester le rock’n’roll. Ca ne s’invente pas…
Il faudrait dix pages pour expliquer comment les trois frères Bradley de Birmigham, moyennement scrupuleux, se sont approprié le procédé pour l’appeler, en 1963, "MELOdy elecTRONic" (soit Mellotron mais avec une faute d’orthographe).
Une invention américaine foutraque revisitée par des Anglais ne pouvait qu’être impossible à jouer. Et c’est le cas. Chacune des touches (53 à 70 selon les modèles) actionne mécaniquement une tête de lecture dédiée contre laquelle défile une bande magnétique préenregistrée. Le son est alors amplifié et diffusé. Le problème est que chaque bande ne peut défiler que durant 8 secondes. Cela signifie que le musicien doit changer de note au plus tard toutes les 8 secondes. Tandis qu’une seconde note est jouée, la bande magnétique de la première est rebobinée en vue d’un nouvel usage ultérieur.
Cette usine musicale qui juxtaposait les mécanismes de 53 à 70 magnétophones à bande, était extrêmement coûteuse (5.200 dollars circa 1970). Elle était également fragile, pesante (plus de 150 kilos) et capricieuse.
C’est pourtant cet instrument qui va définir pour toujours la colorature du rock progressif. En extrême résumé, sa première utilisation commerciale est due à la curiosité de Paul McCartney (sur "Strawberry Fields Forever" en 1967) ; Michael Pinder l’a ensuite utilisé au sein des Moody Blues et puis il y a eu Ian McDonald qui lui a donné ses absolues lettres de noblesse.
Sans King Crimson, il n’y aurait (probablement) jamais eu de prog-rock et sans Mellotron, il n’y aurait pas eu de King Crimson. La boucle est bouclée…
Porto rouge et boudin noir
C’est une fois encore la magie de la synchronicité qui a fait que la première interview "internationale" de ma vie a été celle de Ian McDonald. Le maître était annoncé au Hyatt Regency de Bruxelles dans le cadre de la promotion européenne de l’horrible Head Games, le troisième album studio de Foreigner.
Tous les astres étaient clairement alignés pour que cette soirée-là tourne au cauchemar. Et ce fut un cauchemar.
L’interview est une pratique qui requiert de la patience, de la sérénité, de la compétence et un sens aigu de l’écoute, c’est à dire des qualités cardinales dont j’ignorais absolument tout. J’avais rédigé, dans un anglais horriblement scolaire, une centaine de questions dont quatre-vingt dix-neuf concernaient King Crimson, la poésie cryptique du Roi Cramoisi et le mythique Mellotron.
Je n’avais évidemment pas écouté le moindre titre de Head Games. Rien que la pochette me donnait envie de vomir (ou, pour évoquer Woody Allen, d’envahir la Pologne).
Ce n’est évidemment pas une excuse mais j’ai tout d’abord été déstabilisé par les lieux. Je n’avais jamais mis les pieds dans un palace ni été accueilli par un majordome en gants blancs. C’est bien plus tard que j’apprendrai que tous les lobbies d’hôtels se ressemblent, de Bruxelles à San Francisco, en passant par Innsbruck, Rome ou Londres.
Confortablement engoncé dans un fauteuil club moelleux, j’ai commandé un porto rouge, histoire de me donner une contenance. Ignorant tout des us de l’endroit, je pensais que le porto devait être le sommet du chic. Le breuvage était accompagné de petits tronçons d’un succulent boudin noir grillé. J’ai profité de ce moment pour observer une faune curieuse, essentiellement composée d’hommes d’affaires en goguette, parfois accompagnés de sténodactylographes profilées comme les demoiselles que l’on ne rencontrait qu’au gré des pages glacées des magazines de charme (1).
Are you happy ?
Chaque fois que je posais mon verre vide sur son petit napperon brodé, un serveur en gilet cintré le remplaçait par un verre plein. Par ennui et curiosité, j’ai feuilleté le tarif qui traînait sur la table et me suis rendu compte qu’en une heure j’avais déjà dépensé plusieurs fois ma misérable paye mensuelle de journaliste free lance (2).
L’alcool et la Muzak diffusée dans le lobby aidant, j’étais maintenant partagé entre somnolence et excitation.
Alors que je consultais une nouvelle fois ma montre en me demandant ce que je fichais là, Ian McDonald est apparu sans crier gare pour s’asseoir en face de moi, en soupirant et en négligeant ma main tendue (3). Je suis resté bouche bée et bras droit ballant.
Le maître de cérémonie de In The Court Of The Crimson King, c’est-à-dire l’album le plus influent de toute l’histoire du prog-rock (il avait détrôné les Beatles dans les charts) me faisait face. Le Dieu des claviers, le Maître du Mellotron, l’ami personnel de Pete Sinfield, l’Esprit-Saint du Roi Cramoisi, le saxophoniste de "Get It On", …
Et là, j’ai remarqué qu’il avait un nez interminable (4)
J’ai bafouillé ma première question dans un anglais très "scolaire", en oubliant d’enclencher mon enregistreur Philips compact. Mon oubli n’était pas dramatique puisque sa cassette C60 vierge était restée dans ma voiture. Dans le même sac que mon appareil photographique.
"Could you tell me everything (and more, if possible) about King Crimson ! How was this wonderful adventure ?"
Le musicien m’a regardé d’un air grincheux : "I never talk about the past..."
Il me restait alors ma centième question : "Are you happy to be a rock star ?"
Là, il y a eu un blanc. Assez long.
Puis la sentence est tombée : "I’m not a rock star and I’m not convinced you’re a journalist."
Le claviériste s’est levé sans proférer un autre mot et est parti d’un pas décidé, son long nez orienté vers la sortie du lobby. Sa démarche un peu raide m’a rappelé qu’il avait débuté sa carrière de musicien par cinq années de fanfare militaire.
Ça aurait peut-être fait une bonne question de journaliste, ça. Non ?
J’ai englouti un dernier porto et je suis rentré chez moi sans demander ni l’addition ni mon reste.
Effet papillon
Pendant tout le chemin du retour, je me suis posé la question de savoir ce que j’allais raconter à mon inénarrable rédacteur en chef (5).
Finalement, j’ai lui confessé la vérité : j’étais rentré les mains vides, sans photo, sans interview, sans autographe, ... L’unique héritage de ma première expédition sérieuse était un esprit très embrouillé par le vin fortifié du Portugal (et un intestin barbouillé par du boudin noir)…
Jeune et impétueux ("totalement ignorant" serait un terme plus adéquat), j’avais néanmoins la rancune tenace. J’ai longuement dézingué Head Games (que je n’ai jamais écouté) dans les colonnes du magazine (6).
Dans la foulée (et sans lien causal, si ce n’est peut-être l’effet papillon), Ian McDonald a rapidement quitté Foreigner…
Le bouffon jaune ne joue pas
Mais il tire doucement les ficelles en souriant
Tandis que dansent les marionnettes
A la cour du Roi Cramoisi...
(1) En 1980, le très stylé mensuel anglais Mayfair avait la cote chez les petits rockers. Mais il coûtait une fortune et il fallait le chiper.
(2) En parfait idiot, j’ignorais que les boissons étaient offertes par la maison de disques du groupe. J’ai loupé la meilleure occasion de ma vie de goûter un champagne millésimé.
(3) Ce qui est tout à fait normal pour les sujets de sa Gracieuse Majesté qui réservent la poignée de main à leurs seuls proches.
(4) Le rocker observateur remarquera que toutes les photos officielles du musicien sont effectivement prises de face en évitant soigneusement les éclairages qui pourraient ajouter une ombre portée sur son visage.
(5) Très cher Roland, aujourd’hui encore, j’admire ta patience éternelle (et presque paternelle) à mon égard !
(6) Avec le recul, cet album ne méritait pas mieux. Mais – croyez-moi ou non, petits rockers ! – la colère reste une très mauvaise conseillère.
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