Le 10 février 1964, Bob Dylan publie son troisième album, The Times They Are A-Changin'. Avec des titres comme "Only A Pawn in Their Game", "The Lonesome Death of Hattie Carroll", "When the Ship Comes In", "With God on our Side" ou évidemment "The Times They Are A-Changin'", Dylan se retrouve catapulté en nouveau Messie de la jeunesse, en porte-parole d'une génération.
C'est oublié un peu vite que l'album contient également des chansons très personnelles comme "One Too Many Mornings" ou "Boots of Spanish Leather" qui évoquent la fin de sa relation avec sa compagne du moment, Suze Rotolo. Mais cet oubli est une illustration supplémentaire de l'effet que cet album aura sur la suite de la carrière de Dylan. À partir de ce moment, Dylan n'arrivera jamais à se défaire complètement de cette étiquette de "protest singer", quand bien même il la rejettera explicitement.
Pour beaucoup d'amateurs de folk traditionnel, ce virage de Dylan vers les protest songs est déjà une petite trahison. Dans le milieu folk de Greenwich Village, dont Dylan fait encore partie, une chanson folk est fondamentalement une chanson traditionnelle, existant sous une forme ou une autre depuis des siècles. Les chansons engagées, traitant de sujets contemporains, sont désignées par le terme topical songs et leur valeur artistique est souvent l'objet de débats entre ceux qui ne jurent que par le folk traditionnel et ceux qui sont ouverts à l'idée d'inclure ces topical songs dans le canon du folk.
Or, si la frontière entre folk song et topical song est relativement claire lorsqu'il s'agit des paroles, elle l'est bien moins lorsqu'il s'agit de musique. En effet, il n'est pas rare que des musiciens empruntent des mélodies existantes, parfois issues de chansons traditionnelles, pour mettre en musique leurs propres textes. Par exemple, la mélodie de la chanson "This Land Is Your Land" de Woody Guthrie est empruntée à la chanson "When The World's On Fire" de la Carter Family, qui elle-même était une version de l'hymne baptiste "Oh My Loving Brother".
En bon disciple de Guthrie, Dylan ne se prive pas de faire de même. Il existe même une page Wikipedia qui liste ses chansons basées sur des mélodies existantes. Parmi celles-ci, il a plusieurs chansons provenant de l'album The Times They Are A-Changin', dont l'hymne pacifiste "With God on our Side". Mais ce qui distingue celle-ci des autres titres présents dans la liste, c'est que sa mélodie ne provient pas directement d'une chanson traditionnelle mais de "The Patriot Game", une chanson écrite en 1957 par l'irlandais Dominic Behan… laquelle empruntait elle-même une mélodie traditionnelle pour évoquer des questions contemporaines.
Partant de ce constat, il peut être intéressant de retracer la généalogie de "With God on our Side", c'est-à-dire de retrouver les origines de la chanson et de voir comment elle-même a évolué par la suite. À travers cet historique, le but est de voir comment chacune des versions peut répondre ou faire écho aux versions précédentes, et ainsi de voir comment une protest song est interprétée différemment selon le contexte et les époques. Mais commençons par le commencement et intéressons-nous aux origines mélodiques de "With God on our Side".
Les origines
A priori, cette partie semble simple. La page Wikipedia de "With God on our Side" explique ainsi que sa mélodie "est essentiellement identique à celle du traditionnel folk irlandais "The Merry Month Of May", qui a aussi été utilisé par Dominic Behan dans sa chanson "The Patriot Game"".
… sauf que "The Merry Month of May" est une chanson basée sur un poème écrit par Thomas Dekker en 1599 et sa mélodie n'a rien à voir avec celle de "The Patriot Game". Si on en revient à la page Wikipedia de "With God on our Side", la source de cette affirmation est le livre No Direction Home de Robert Shelton, une des premières biographies de référence sur Dylan publiée en 1986. Le problème, c'est que Shelton ne cite pas de sources pour cette affirmation. De toute évidence, elle est fausse mais il est difficile d'en savoir plus. Peut-être a-t-il eu cette information via une tierce personne qui s'est trompée sur le titre de la chanson originale… d'autant qu'au milieu des années 80, il n'était pas forcément évident de mettre la main sur de vieilles chansons traditionnelles pour vérifier la concordance d'une mélodie. En outre, vu l'ampleur de sa biographie, Shelton avait certainement d'autres chats à fouetter et des informations bien plus capitales à vérifier.
Heureusement, la page Wikipedia de "The Patriot Game" nous aide un peu plus. D'après celle-ci, la mélodie utilisée par Dominic Behan provient d'une chanson traditionnelle britannique intitulée parfois "One Morning In May", parfois "The Nightingale", parfois "The Bold Grenadier". Cela explique en partie l'erreur de Robert Shelton. À un moment, quelqu'un a sans doute confondu le titre "One Morning In May" avec "The Merry Month of May"… sauf qu'une fois de plus, il y a un problème.
Lorsqu'on écoute les versions de "One Morning In May" qu'on peut facilement trouver en ligne, comme celle des The Dubliners ou celle des Clancy Brothers, on remarque vite que la mélodie ne correspond pas vraiment à celle de "With God on our Side" ou de "The Patriot Game".
Ce n'est en soi pas surprenant. Si une mélodie peut être utilisée sur plusieurs chansons traditionnelles, il arrive aussi que la mélodie d'une même chanson change et évolue. Or, la page Wikipedia mentionne bien la version enregistrée par la chanteuse américaine Jo Stafford. Effectivement, sa version, sortie en 1948 sur l'album Jo Stafford sings American Folk Songs, présente une sorte de version lente de la mélodie de "The Patriot Game". Pour plus de détails, il faut s'en référer à une page du blog Joop's Musical Flowers qui recense les origines et les différentes versions de "One Morning In May/The Nightingale/The Bold Grenadier", depuis une version imprimée entre 1689 et 1709 par l'imprimeur W. Onley of London jusqu'à la version de Jacqui McShee's Pentangle en 1998. Il semblerait donc que la version de Jo Stafford proviennent d'un recueil de partitions publié en 1916 et intitulé Lonesome Tunes (Folk songs from the Kentucky Mountains). Du coup, si sur le papier Dominic Behan s'est inspiré d'une chanson traditionnelle britannique pour "The Patriot Game", il a en réalité utilisé une version américaine de cette chanson, avec une mélodie différente de la version britannique.
Côté paroles, "One Morning In May/The Nightingale/The Bold Grenadier" n'est pas ouvertement politique mais elle contient déjà un message. En effet, elle raconte l'histoire d'une jeune femme séduite par un soldat de passage. D'ailleurs, une version recueillie dans l'Arkansas par Alan Lomax s'intitule "The Irish Soldier and the English Lady". Dans plusieurs versions (dont celle de Jo Stafford), la jeune femme demande au soldat de l'épouser mais celui-ci avoue qu'il est déjà marié au pays. En cela, la chanson sert d'avertissement pour les jeunes femmes et les prévient de se méfier des soldats un peu trop avenants.
Incidemment, la même page de blog indique qu'une des mélodies utilisée pour "One Morning In May/The Nightingale/The Bold Grenadier" (précisément la mélodie utilisée par Molly Jackson en 1935, Marvin E. Thornton en 1938 et les Coon Creek Girls en 1938 également) a par la suite été utilisée par Woody Guthrie pour sa chanson "1913 Massacre" et ensuite par… Bob Dylan pour sa chanson "Song to Guthrie". Ce qui nous donne deux chansons de Dylan qui trouvent leur origine du côté de "One Morning In May/The Nightingale/The Bold Grenadier". Internet est vraiment un endroit merveilleux.
Mais revenons-en à "The Patriot Game". Maintenant que nous connaissons l'origine relativement précise de la mélodie, intéressons-nous à ce dont parle la chanson.
Fergal O'Hanlon et la Border Campaign
Pour écrire "The Patriot Game", Dominic Behan s'est complètement débarrassé du texte d'origine. Sa chanson est non seulement ouvertement politique mais surtout extrêmement liée au contexte de son écriture.
En effet, la chanson est écrite en 1957 en réaction à la mort de Fergal O'Hanlon, tué à 20 ans lors d'un assaut contre la police nord-irlandaise à Brookeborough. Dès lors, pour comprendre ce dont parle vraiment la chanson, il est difficile de faire l'économie d'un petit cours d'histoire irlandaise, ne serait-ce que pour resituer cet événement dans un cadre plus large, ce qu'on a appelé la Border Campaign.
Et pour comprendre la Border Campaign elle-même, il faut revenir quelques décennies en arrière… et plus particulièrement en 1921.
Cette année-là, après deux ans de combat mené par l'Irish Republican Army pour libérer une Irlande gouvernée d'une façon ou d'une autre par l'Angleterre depuis le XIIe siècle, le commandement de l'IRA et le gouvernement britannique parviennent à un accord de paix. Selon ces termes, une partie de l'Irlande, le Irish Free State, devient indépendante (tout en restant un dominion du Royaume-Uni) alors qu'une autre, l'Irlande du Nord, continue de faire partie intégrante du Royaume-Uni. Or certains soldats de l'IRA refusent ce traité et considèrent les leaders qui ont accepté ce traité comme des traîtres, au premier rang desquels Éamon de Valera. Les raisons de ce refus sont multiples et complexes. Une des principales objections tient au statut de l'Irish Free State qui n'est donc pas une république, forçant les Irlandais à jurer allégeance au souverain britannique et à rester dans le Commonwealth. Curieusement, la partition de l'île en deux entités séparées n'est pas à l'époque un enjeu majeur.
Toujours est-il que ce différend engendre donc une guerre civile entre partisans et opposants au traité. Les premiers rejoignent les forces régulières (police et armée) de l'Irish Free State. Les seconds conservent le nom de Irish Republican Army. Au final, ce conflit fratricide durera deux ans et se soldera par la défaite des opposants au traité. À partir de 1923, l'IRA, qui ne reconnaît toujours pas la légimité du gouvernement siégeant à Dublin, n'a plus les moyens de mener une guerre civile ouverte mais elle reste plus ou moins active dans la clandestinité.
Or, même si le Irish Free State coupe ses liens institutionnels avec le Royaume-Uni en 1937 et devient la République d'Irlande, l'économie irlandaise dépend encore énormément du Royaume-Uni… et lorsque celui-ci s'engage dans la Seconde Guerre Mondiale, il voit d'un mauvais oeil que son ancienne colonie héberge encore un groupe armé qui lui est ouvertement hostile. Pour satisfaire le Royaume-Uni, le gouvernement irlandais va donc mobiliser un appareil législatif d'exception au cours des années 40 et réprimer sévèrement l'IRA en tant qu'organisation.
Il faut donc attendre les années 50 pour qu'un nouveau groupe de leaders arrive à la tête de l'organisation. Ces nouveaux chefs ont la ferme intention de renouer avec les exploits de la guerre d'indépendance. C'est ainsi qu'au cours de la décennie, l'IRA va mettre sur pied l'Operation Harvest, à savoir une tentative d'appliquer les méthodes utilisées pendant la guerre d'indépendance, en particulier dans le comté de Cork, pour obtenir la réunification de l'île. Concrètement, le plan est de déployer des groupes armés tout au long de la frontière entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord (d'où le nom de Border Campaign) pour attaquer des postes de police et des casernes. L'objectif de cette stratégie est de créer des zones-tampons "libres" qui serviraient d'exemples et de têtes de pont pour une "libération" du reste de l'Irlande du Nord.
Officiellement, la Border Campaign a duré à peine plus de cinq ans, de décembre 1956 à février 1962. Mais dans les faits, elle est rapidement promise à l'échec. En République d'Irlande, l'IRA connaît vite de sérieux revers dus à la répression du gouvernement irlandais. Mais le problème principal tient à la stratégie elle-même. Celle-ci ne prend pas en compte le fait que la population d'Irlande du Nord contient une majorité de personnes favorables au maintien dans le Royaume-Uni. Ce qui avait fonctionné dans le comté de Cork, aussi surnommé rebel county, en 1920 grâce au soutien de la population locale ne peut pas marcher dans le contexte de l'Irlande du Nord des années 50. Au final, aucune de ces fameuses zones-tampons ne sera créée et le commandement de l'IRA officialisera la fin de l'opération en février 1962.
Maintenant revenons-en donc à "The Patriot Game". La chanson évoque donc la vie et la mort de Fergal O'Hanlon, un jeune membre de l'IRA tué durant une opération dans le cadre de la Border Campaign… mais c'est aussi ouvertement une chanson de propagande. D'une part, parce que, comme le note Barry Flynn dans son ouvrage de référence Soldiers of Folly - The IRA Border Campaign 1956-1962, "la cause républicaine irlandaise peut rameuter des milliers de personnes dans les rues pour honorer la mort d'un martyr". D'autre part, parce que la chanson est, toujours d'après Flynn, "ce qui est connu en Irlande comme un come all ye en cela qu'elle célèbre des hauts faits pour faire passer un message plus ou moins caché".
Dans le cas de "The Patriot Game", le message n'est pas si caché : la chanson s'en prend ouvertement à tous ceux qui ont trahi la cause d'une Irlande unie, et en particulier à Éamon de Valera. Celui-ci avait en effet supervisé la répression contre l'IRA en tant que premier ministre au début des années 40 et il était à nouveau premier ministre au début de la Border Campaign.
En adoptant la voix de Fergal O'Hanlon ("My name is O'Hanlon and I'm just gone sixteen/My home is in Monaghan, there I was weaned"), "The Patriot Game" célèbre donc les héros du soulèvement de Pâques ("They told me Connolly was shot in the chair/His wounds from the battle are bleeding and bare"). Elle dénonce la partition de l'Irlande ("This Ireland of mine has for long been half free/Six counties are under John Bull's monarchy"). Elle condamne de Valera en tant que traître ("And still de Valera is greatly to blame/For shirking his part in the patriot game"). Enfin, elle montre O'Hanlon prêt à l'action violente, en particulier contre la police ("I don't mind a bit if I shoot down police/They're lackeys for war never guardians of peace").
Évidemment, le but de Dominic Behan est d'utiliser Fergal O'Hanlon à titre d'exemple et d'inciter d'autres jeunes Irlandais à faire de même. Ce qui fait de "The Patriot Game" est une chanson appelant ouvertement à la lutte armée.
New York et le Midwest
On peut donc déjà tracer une première esquisse des origines de "With God On Your Side". À l'origine, on trouve une chanson traditionnelle britannique. Celle-ci a traversé une première fois l'Atlantique pour arriver dans les montagnes du Kentucky où sa mélodie a changé. Cette nouvelle mélodie a été enregistrée par la chanteuse américaine Jo Stafford et la chanson a de nouveau traversé l'Atlantique pour arriver aux oreilles de Dominic Behan. Celui-ci s'en est alors inspiré pour écrire "The Patriot Game".
Il a donc fallu que cette chanson traverse une troisième fois l'océan pour rejoindre le jeune Bob Dylan. Cette traversée s'est très vraisemblablement faite grâce aux frères Clancy et à leur compère Tommy Makem. Tous les quatre nés en Irlande, les trois Clancy et Makem émigrent en Amérique du Nord au cours des années 40 et 50 mais c'est en 1956 qu'ils décident de former un groupe pour reprendre des chansons traditionnelles irlandaises. Rapidement, ils se font une sérieuse réputation au sein de la scène folk de Greenwich Village avant de connaître un succès plus large, notamment grâce à un passage au Ed Sullivan Show en 1961. Ce sont vraisemblablement eux qui font connaître "The Patriot Game" à la communauté folk new-yorkaise, et donc à Bob Dylan.
Mais comme on peut l'entendre dans leur version enregistrée au Carnegie Hall en 1963, Liam Clancy change les paroles pour ne pas mentionner Éamon de Valera. "And still de Valera is greatly to blame/For shirking his part in the patriot game" devient "So I gave up my boyhood to drill and to train, to play my own part in the patriot game". De plus, il élude le couplet qui parle de tirer sur la police.
En fait, depuis la parution de la chanson, la question de "quels couplets chanter et comment" se pose à chaque interprète de la chanson. En 1964, sur leur album In Concert, les Dubliners continuent de blâmer les leaders de la république d'Irlande mais ne nomment pas de Valera ("And most of our leaders are greatly to blame/For shirking their part in the patriot's game"). Ils éludent aussi le couplet sur la police. Tout récemment, lors d'un live sur Youtube, Seán McKenna des Mary Wallopers mélangeait les couplets sur la police et de Valera pour en faire un seul et même couplet.
Dans le cas de Liam Clancy, il est difficile de dire si ce changement dans les paroles est le reflet de convictions personnelles par rapport au propos originel de Dominic Behan ou si c'est juste un moyen de rendre la chanson plus accessible à un public américain. Celui-ci ne sait pas forcément qui est Éamon de Valera ni ce que la chanson lui reproche exactement. Quant aux vers qui parlent de tirer sur la police, ils peuvent être très mal interprétés et valoir quelques ennuis dans une Amérique qui sort à peine du maccarthysme.
Dès lors, il est difficile de déterminer les informations dont disposait ou non Dylan lorsqu'il a décidé d'utiliser la mélodie de "The Patriot Game". Connaissait-il l'intégralité des paroles ou seulement la version modifiée par Liam Clancy ? Quoi qu'il en soit, le pacifisme de sa chanson se pose ouvertement comme une réponse à celui de Behan. Là où les paroles de Behan disaient "My name is O'Hanlon, and I've just turned sixteen./My home is in Monaghan, and where I was weaned/I learned all my life cruel England's to blame/So now I am part of the patriot game", Dylan chante "Oh my name it ain't nothin', my age it means less/The country I come from is called the Midwest/I was taught and brought up there the laws to abide/And that land that I live in has God on its side." Dans "With God on our Side", il n'est donc plus question d'un héros et d'un martyr mais d'un anonyme parmi tant d'autres.
Celui-ci a été élevé dans la croyance que son pays a Dieu de son côté, comme du temps de la conquête de l'Ouest où la cavalerie tuait les Indiens ou du temps de la guerre hispano-américaine en 1898. Mais au fil des couplets et des exemples historiques, les certitudes du protagoniste se fissurent. Il n'est pas très sûr de savoir pourquoi tant de gens sont morts pendant la Première Guerre Mondiale ("The reason for fighting/I never did get/But I learned to accept it/Accept it with pride/For you don't count the dead/When God's on your side"). Il remarque aussi que, bien qu'ils aient massacré six millions de personnes pendant la Seconde Guerre Mondiale, les Allemands ont désormais Dieu de leur côté, maintenant qu'ils sont les amis des USA. Et c'est maintenant aux tours des Russes d'être les ennemis d'une Amérique toujours persuadée d'avoir Dieu de son côté alors qu'elle possède un arsenal capable de détruire l'humanité. Si elle décide de s'en servir, ça sera à chacun de décider si, à l'instar de Judas Iscariote, elle accomplit ou non la volonté divine ("You'll have to decide/Whether Judas Iscariot/Had God on his side").
Après toutes ces ruminations, le protagoniste n'est plus aussi certain que Dieu soit de son côté… mais si c'est le cas, il espère qu'il arrêtera la prochaine guerre ("That if God's on our side/He'll stop the next war").
Ce couplet final prend une dernière fois à rebours la chanson de Dominic Behan, qui elle, se concluait avec les regrets de O'Hanlon de n'avoir pas tué plus de "collabos ayant trahi la cause" ("I'm sorry my rifle has not done the same/For the quislings who sold out the patriot game").
On comprend alors un peu ce qui a poussé Dylan à reprendre la mélodie de "The Patriot Game" pour une chanson dont le propos est presque l'exact opposé. À travers les similitudes et les différences entre "With God on our Side" et "The Patriot Game", on perçoit un peu la façon dont Dylan comprenait la chanson de Behan. Pour lui, c'était une chanson belliqueuse, incitant des jeunes hommes à mourir pour une cause. À cela, Dylan répond donc en substance que, durant tous les conflits, tout le monde pense se battre pour une cause juste. Il y a évidemment une forme d'ironie délibérée à réutiliser cette même mélodie.
Et pour ne rien arranger, Dylan et son manager n'ont pas eu de scrupules à déposer le copyright de la mélodie de "With God on our Side" aux États-Unis. On comprend alors facilement la colère de Behan vis-à-vis de Dylan. Non seulement ce blanc-bec new-yorkais détourne sa chanson pour lui faire la morale mais, en plus, il ne touche pas un centime sur cette nouvelle version. D'après la légende, Behan aurait d'ailleurs appelé Dylan à son hôtel lors d'une tournée britannique de l'Américain pour mettre les choses au clair. Dylan lui aurait répondu "mes avocats peuvent contacter vos avocats", ce à quoi Behan aurait répondu "je n'ai que deux avocats et ils sont au bout de mes poignets."
La Somalie
Mais l'histoire de "With God on our Side" ne s'arrête pas là. En effet, elle-même va connaître des variations. Tout d'abord par Dylan lui-même. Ainsi lors d'un live en 1988, il rajoute des paroles faisant référence au Vietnam. Lors de son MTV Unplugged en 1994, il élude le couplet en référence à la Russie et à la guerre froide, celle-ci n'étant plus d'actualité. Mais ce sont d'autres artistes qui vont une fois de plus s'approprier la chanson pour l'adapter à leurs propres circonstances.
Ainsi sur la compilation Chimes of Freedom en 2012, le chanteur canado-somalien K'naan change radicalement les paroles. Sa version relate son expérience en tant qu'enfant grandissant dans une Somalie ravagée par la guerre civile puis contrôlée par les seigneurs de guerre. Ses paroles évoquent donc des souvenirs d'enfance ("I way young, I grew, I could tie my shoe") entachés par la situation de son pays ("Childhood came up for the kiss/But it slips its pain in with mist").
Le premier couplet se veut certes dénonciateur vis-à-vis de l'attitude de la communauté internationale à l'égard de la Somalie ("It's a movie and the whole world is viewing it/And the popcorn is dreams torn") mais la chanson est avant tout personnelle. Elle retrace sa vie en Somalie depuis sa naissance jusqu'à ses treize ans, moment où sa famille émigre au Canada.
"And the night woke up in tears
When my fingers went to wipe them
They became a poem but to write then
They would have to speak
Tears in another language
That would take years now as I'm leavin'"
Finalement, des paroles de Dylan, K'naan ne garde que trois couplets. Tout d'abord, le plus connu, celui qui commence par "Oh my name it ain't nothing" et dont il ne change qu'une ligne pour retirer la référence au Midwest. Il adapte ensuite ce passage suivant :
"The Spanish-American war had its day
And the Civil War, too was soon laid away
And the names of the heroes
I was made to memorize
With guns in their hands
And God on their side"
Celui devient :
"Now Somali-American war had it's day
And the Civil War too was soon laid away
And the names of our warlords
I was made to memorize
With guns in their hands, they said
God's on their side"
Et enfin, il reprend la conclusion de Dylan en modifiant la toute dernière ligne. Chez Dylan, la chanson se terminait avec
"So now as I'm leavin'
I'm weary as Hell
The confusion I'm feelin'
Ain't no tongue can tell
The words fill my head
And fall to the floor
That if God's on our side
He'll stop the next war"
À la place de "if God's on our side, He'll stop the next war", K'naan chante donc un "if God's on your side then, would you ever need war?"... ce qui est plus cohérent avec une chanson dont le protagoniste n'a jamais vraiment cru que Dieu était de son côté. En outre, le "now as I'm leavin'" n'a pas le même sens chez Dylan et K'naan. Dans la version de Dylan, le protagoniste est vraisemblablement en train de mourir au combat, comme Fergal O'Hanlon dans "The Patriot Game". Chez K'naan, c'est un enfant qui quitte son pays et sa confusion provient du fait qu'il n'a pas encore les mots pour exprimer ce qu'il ressent.
Retour en Irlande
Sur leur album No Fixed Abode, sorti en 2021, le groupe nord-irlandais TRÚ retitre la chanson en "Rebel Song" et en propose une nouvelle version. Le groupe emprunte des paroles à la fois chez Dylan, notamment le premier vers ("Oh my name it is nothing, my age it means less"), et chez Behan. Au détour d'une ligne, ils font également référence au poème A Terrible Beauty is Born, que W. B. Yeats avait écrit suite au soulèvement de Pâques. Mais le résultat est une chanson qui reprend le propos pacifiste de Dylan pour l'appliquer au sujet même de la chanson de Behan, à savoir la partition de l'île d'Irlande.
Car depuis les années 50, l'Irlande du Nord a connu les Troubles, ces trente ans de quasi-guerre civile avec ses milliers de victimes… et même si les hostilités ont cessé suite à l'Accord du Vendredi Saint en 1998, la société nord-irlandaise reste profondément divisée sur la question de la réunification de l'Irlande. Dans chaque camp, on trouve des personnes prêtent à recourir à nouveau à la violence. Ce que dénonce précisément TRÚ avec les paroles "with the speed of a flame we are caught in the patriot game". D'ailleurs, l'expression "speed of a flame" est un renvoi aux paroles de Behan. Bien sûr, être prêt à la violence, c'est oublié le coût humain et les souffrances causées par les Troubles : "On all these young rebels, this irony is lost/A beauty born terrible, and worse was the cost".
À l'instar de K'naan, la version de TRÚ n'adopte pas le point de vue de quelqu'un qui, au départ en tout cas, est convaincu d'avoir Dieu de son côté. Elle se désole plutôt de voir d'autres personnes mourir au nom de leur Dieu ("Laying there in the graveyards with God on their sid?"), ce qui rappelle que les divisions de la société nord-irlandaise concernent non seulement la frontière qui sépare l'Irlande et l'Irlande du Nord ("The frontier is creeping into our view") mais qu'elles ont aussi une composante religieuse qui oppose Catholiques et Protestants.
Dans tous les cas, TRÚ rappelle que chacune des deux communauté souffrirait d'un retour à la violence : "the smoke at the border, it blows on both sides."
Il y a donc une certaine ironie de la part de TRÚ dans le fait d'intituler leur version "Rebel Song". Dans le contexte irlandais, les rebel songs sont, à l'instar de la chanson de Behan, des chansons ouvertement pro-irlandaises et anti-britanniques. Leurs paroles encouragent à la lutte armée et glorifient les martyrs. Ici, c'est tout l'inverse. C'est une injonction à se souvenir du coût de la violence et à se méfier de la tentation de retomber dans le patriot game.
Conclusion
Au final, cette chanson, qu'on l'appelle "The Nightingale", "The Patriot Game", "With God on our Side" ou "Rebel Song" aura traversé plusieurs fois l'Atlantique. Elle a été chantée par des montagnards du Kentucky, par une chanteuse californienne des années 40, par un Républicain irlandais, par un Juif du Minnesota installé à New York, par un artiste canado-somalien, par un trio nord-irlandais avec des racines irlandaises, britanniques et ukrainiennes. Ses paroles ont changé d'une version à l'autre pour défendre des causes parfois contradictoires.
Bref, elle est devenue une sorte d'idéal de chanson folk, une de ces chansons qui n'a jamais appartenu et n'appartiendra jamais à une seule personne, ni à Jo Stafford ni à Dominic Behan ni à Bob Dylan. À tout moment, elle appartient à quiconque la chante.