The Rolling Stones
Exile on Main St.
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1- Rocks Off / 2- Rip This Joint / 3- Shake Your Hips / 4- Casino Boogie / 5- Tumbling Dice / 6- Sweet Virginia / 7- Torn and Frayed / 8- Sweet Black Angel / 9- Loving Cup / 10- Happy / 11- Turd on the Run / 12- Ventilator Blues / 13- I Just Want to See His Face / 14- Let It Loose / 15- All Down the Line / 16- Stop Breaking Down / 17- Shine a Light / 18- Soul Survivor
En 1972, après avoir explosé le monde du rock avec un triptyque hallucinant, inspiré et inégalé (1), les Rolling Stones, orphelins de leur concurrence avec les Beatles, se désintègrent brutalement en plein vol.
Exile On main Street, leur premier double album, est une compilation laborieuse des débris qui ont été retrouvés éparpillés au sol.
L’édition d’origine, forcément en vinyle, comportait quatre faces, ce qui balisait l’écoute et permettait un embryon de structuration dans l’espace et dans le temps. Comme une armoire à musique(s), avec quatre tiroirs distincts.
Pour ceux et celles qui n’ont pas connu la version de 1972, la réédition en CD est incompréhensible. Les dix-huit titres s’enchaînent et l’attention s’égare dans un foutoir complet. Comme si, finalement, la musique n’était là que pour illustrer le capharnaüm de la pochette (2). Quand on y réfléchit bien, une image peut produire un plus joli bruit qu’un groupe déchiré par les divergences et les addictions.
Les Rolling Stones sont au bout de leur vie (3). L’administration fiscale les tient à la gorge et la justice, qui n’apprécie pas trop leur apologie des substances, attend le bon moment pour les coffrer à nouveau.
Alors, les vieux rebelles détalent comme des lièvres privés de terrier. Ils essaiment en France.
Keith Richards échoue à Villefranche-sur-Mer. Les fuyards s’arrêtent généralement sur un littoral parce que, pour aller plus loin, il faut un maillot de bain. Le guitariste loue la villa Nellcôte, un immense manoir néo-classique dont les seize pièces sont rapidement squattées par une bande bigarrée, composée de quelques musiciens et techniciens, de jolies demoiselles et d’un grand nombre de pique-assiettes désœuvrés trop heureux de profiter de la situation (4).
En quelques jours, la villa devient la plaque tournante de la "french connection" en Méditerranée. Keith Richards et ses petits camarades consomment une quantité abyssale d’héroïne et de pilules multicolores.
A défaut de studio mobile, le guitariste (en partie édenté) fait aménager une installation de fortune dans les sous-sols de l’immeuble. Les musiciens et les parasites vont et viennent selon leurs états et leurs humeurs. L’horaire de travail se veut noctambule (entre vingt heures et trois heures du matin) et il est rare de pouvoir réunir trois personnes qui tiennent debout en même temps.
Depuis l’arrivée de Mick Taylor, les rôles sont clairement distribués entre les deux guitaristes : Keith à la rythmique (où il excelle) et Mick aux soli… Chacun tricote sur le dos de l’autre en fonction de son état de vigilance au moment d’enregistrer.
Pour sa part, Mick Jagger ne se rend à Nellcôte qu’avec réticence et observe ce qui s’y passe avec un certain dédain. Charlie Watts et Bill Wyman refusent de loger sur place et boycottent la plupart des sessions. Ils seront régulièrement remplacés par des musiciens de studio. Cinquante années plus tard, il reste encore impossible de documenter ce que chacun a réellement enregistré dans les caves du manoir (5). Un mystère qui ne sera jamais résolu. Très modestement, Keith Richards considère qu’Exile On Main Street est son premier et meilleur album solo.
Après de nombreuses semaines de chaos absolu, il est plus que probable que ce soit Mick Jagger, pourchassé par les impératifs économiques, qui ait coupé les cordons de la bourse et sifflé la fin de la récréation. Toutes les bandes enregistrées (plus ou moins foutraques selon les sessions) sont exhumées de la cave et transportées à Los Angeles. Afin de mettre au moins un océan et une largeur de continent entre les deux Glimmer Twins.
Il est très difficile d’imaginer la montagne de travail qui va être assumée (quatre mois !) aux studios Sunset Sound (sur Sunset Boulevard, évidemment) pour transformer des heures interminables d’improvisations en quelques titres publiables.
C’est là qu’un schisme se produit parce qu’il est clair que Mick Jagger, en organisant d’autorité le sauvetage du paquebot Rolling Stones, va – consciemment ou non – tenter de s’approprier l’album. Jusqu’à imprimer la marque de Los Angeles sur la pochette. Ce qui aurait dû être un exil à Villefranche devient définitivement un exil sur Mainstreet, du nom d’une vieille rue animée de la Cité des Anges, à deux pas de Sunset Boulevard.
Très symboliquement, Mainstreet coupe la ville en deux, marquant une frontière entre le district Est et le district Ouest. Chacun chez soi. Keith dans les vapeurs de sa came. Mick aux commandes. Pour couronner le tout, les principaux bâtiments de l’artère principale de Los Angeles sont de style victorien, ce qui relie logiquement l’endroit à la Grande-Bretagne natale, devenue inhospitalière.
Pour ne vexer personne, le parti est pris en studio de conserver un maximum de pistes, ce qui va imposer le format double. Dix-huit titres vont être retenus, décortiqués, reconstruits (parfois au départ de trois fois rien), structurés, garnis d’overdubs, de textes, de chant, d’instruments et de chœurs gospel recrutés sur place.
"Rocks Off" et "Rip This Joint", les deux rocks énervés qui ouvrent la face A font vaguement illusion même s’ils sont à la fois basiques et très confus. La suite est beaucoup moins drôle, empruntant en majorité au blues / rhythm and blues classique avec une reprise créditée de Slim Harpo ("Shake Your Hips") et d’interminables réécritures non créditées de John Lee Hooker ou de Robert Jonhson.
Il n’y a que trois titres qui échappent à une sensation malaisante de travail inachevé. "Tumbling Dice", le single évident qui clôture la face A, est clairement une composition flamboyante de Mick Jagger. Le résultat est assez remarquable et nourrit l’envie de retourner le disque qui débute par le miraculeux "Sweet Virginia". Sur une parfaite ritournelle country, le chanteur lippu évoque son relatif dégoût des excès liés à la drogue. Le message, destiné à son jumeau musical, est clair ; il prend même des allures de mise en garde. Il faudra cependant attendre la fin des années soixante-dix pour qu’il soit vaguement entendu par Keith Richards.
La suite s’enlise peu à peu en une succession de titres monotones qui sont trop souvent des recyclages de compositions antérieures, laissées de côté parce qu’elles n’étaient pas dignes de figurer sur les albums légendaires.
Il faut attendre "Happy", le premier titre de la face C pour retrouver un peu d’enthousiasme. Par une nuit où il traînait dans les caves de Nellcôte, Keith Richards a eu l’intuition d’un riff solaire et le titre a été composé dans la foulée, en compagnie des quelques braves qui étaient restés éveillés. Le guitariste n’est pas un bon chanteur mais la chanson est entrée dans la légende du groupe jusqu’à se tailler une place enviable dans les set-lists des concerts à venir.
Le reste du double album oscille entre la daube ("I Just Want To See His Face") et une face D assez soporifique, à l’exception peut-être des mieux inspirés "Stop Breaking Down" (déclinaison une fois de plus d’un blues classique) et "Shine A Light".
Exile On Main Street fait néanmoins partie des incunables. Du moins pour ceux et celles qui ont découvert "tardivement" les Rolling Stones et qui vouent à cet opus une légitime adoration hormonale. Ces fans lui prêtent des vertus incroyables sans, la plupart du temps, pouvoir en fredonner trois mélodies marquantes.
Porté par la réputation du groupe, le double album s’est installé en tête des charts aux USA, en Grande-Bretagne et en France. Les gamins du rock de 1972 ont dépensé tout leur argent de poche pour s’offrir cet objet coûteux qu’ils ont souvent abandonné sur une étagère après deux ou trois écoutes parfois incrédules…
(1) Beggars Banquet (1968), Let It Bleed (1969) et Sticky Fingers (1971) ont fait basculer le rock des années soixante dans les années soixante-dix, en passant brutalement ("Sans transition…", comme disait l’autre) des utopies adolescentes de l’Amour, de la pluralité et des fleurs à une forme brutale de désillusion adulte et douloureuse (marquée par les premières crises économiques majeures de l’après-guerre).
(2) la pochette emblématique – impossible à déchiffrer en format CD – est un patchwork de photos du suisse Robert Franck qui n’avaient pas été retenues pour son merveilleux livre The Americans (paru en 1958).
(3) ils sont aussi débordés de toutes parts par la génération soixante-dix qui réinvente le rock au quotidien (Yes, Genesis, ELP, Deep Purple, Black Sabbath, Led Zeppelin, Jethro Tull, …).
(4) le photographe français Dominique Tarlé a eu le privilège de pouvoir immortaliser tous ces délires. Chacun de ses clichés représente une fraction de l’Histoire du rock.
(5) à titre d’exemple, Bill Wyman estime que les crédits qui figurent sur l’album sous-estiment largement sa participation au naufrage. Charlie Watts n’a jamais vraiment commenté.