The Cure
Songs Of A Lost World
Produit par Robert Smith & Paul Corckett
Mise en garde à caractère prophylactique
Avant d’écouter Songs Of A Lost World, il est vivement conseillé – histoire de décompresser – d’avoir à portée de main un truc quelconque qui fait immanquablement rire comme un recueil de blagues à Toto, une compilation de formules immédiatement hilarantes ("Comment vas-tu-yau de poêle (ou de pipe)"), un single de Patrick Sébastien avec des serviettes ou une compilation eighties de Phil Collins.
Vous me remercierez plus tard...
Le deuil, c’est pour la vie
Que l’on compte ou non The Cure parmi ses groupes fétiches (1), le temps a tant et si bien fait que Robert Smith a fini par imprégner l’inconscient de tout un chacun. Si l’on tape longtemps sur un clou, il s’enfonce dans le mur. Même s’il semble inerte, le clou ressent peut-être de la lassitude à force de prendre des coups sur la tête...
Les cinq albums fort peu signifiants que le groupe a publiés depuis 1989 n’ont aidé qu’à sauvegarder une petite flamme chez les die-hard fans. Mais certains titres antérieurs ont fini par décrocher leurs galons auprès du public mainstream, ce qui a permis à The Cure de devenir un groupe de classic rock. A son corps défendant.
A 66 ans bien sonnés, Robert James Smith a pris certaines allures empâtées d’une vieille goule qui aurait trouvé une perruque mitée de Paul Stanley dans une boutique de Carnaby Street.
Mais les fans observent toujours leurs idoles avec les yeux de l’Amour. Et, sous ce kaléidoscope particulier, le chanteur de Blackpool est resté une incarnation magique des rêves (ou cauchemars) gothiques chers aux amateurs de The Nightmare Before Christmas ou The Crow.
Après 16 années de silence, qu’est-ce qui peut encore motiver un artiste à enregistrer de nouveaux titres (2) ?
Robert Smith est simplement entré dans cet âge cruel (3) où les certitudes s’envolent et où changent les paradigmes. Passé la soixantaine, les enterrements de personnes proches et chères (parents, amis, musiciens du même acabit, ...) se multiplient. C’est dans la logique des choses. Cette fracture est malheureusement une évidence dans la ligne du temps de tout un chacun. Et, par la force de ces choses, on n’a forcément plus la même conception du monde à soixante ans qu’à vingt ans. Sinon, on aurait vécu quarante années pour des prunes…
Il y a cinq ans, un projet d’album était déjà sur les rails. Il aurait dû s’appeler Live From The Moon (4). Puis la mort a frappé. Frappé fort. Frappé dur. Richard, le grand frère, Rita, la mère et James, le père. Et, comme tous ceux qui se réclament de la condition humaine, le départ des proches a "sidéré" notre homme. Perdre ceux que l’on aime implique la perte des repères les plus essentiels.
Que le processus de deuil soit ou non bien vécu, l’absence reste douloureuse (5) et elle n’incite plus à écrire des textes niais sur des sujets aussi pusillanimes qu’un coup de foudre ou une virée arrosée entre potes. L’observateur des étoiles est devenu l’observateur de cette obscurité qui marque la fin de chaque vie aimée. Ce n’est pas un hasard si Songs Of A Lost World est sorti le 1er novembre, à savoir le Jour de Tous les Saints (celui qui précède le Jour des Morts).
Songs Of A Lost World est une collection de linceuls (tissés dans le respect et l’amour). C’est un disque de mort. Mais de mort assumée au même titre que tout autre événement "naturel". Là où Nick cave a foiré Ghosteen en geignant interminablement ses douleurs, Robert Smith nous livre ses huit vérités sur un monde qui n’est plus là. Avec la voix intacte et merveilleuse d’un adulescent autodidacte qui reporte sans cesse son premier cours de chant.
Idéal perdu et chef-d’œuvre
Songs Of A Lost World démontre à quel point un "format" est important en art et à quel point il est impossible de comprendre une œuvre musicale en se contentant de picorer des extraits sur Spotify présélectionnés par une inintelligence artificielle.
C’est que l’album a un "sens" de conception et un "sens" d’écoute. Ses deux plages extrêmes, l’introductive qu’est "Alone" et la conclusive qu’est "Endsong", sont certainement les plus remarquables. Mais elles n’ont de sens qu’en raison du voyage émotionnel auquel le groupe nous convie pour relier l’une à l’autre, en passant par "Drone : No Drone", une explosion d’énergie noire.
Bien entendu, The Cure ne réserve guère de surprises à ses fans hardcore car l’essentiel de l’opus (cinq titres sur huit) a déjà été dévoilé sur scène : "Alone", "And Nothing Is Forever", "A Fragile Thing", "I Can Never Say Goodbye" et "Endsong".
Après le déballage du CD (dont la pochette minérale est simplement magnifique… et glaciale), l’écoute globale de Songs Of A Lost World évoque, par la longueur de ses plages et ses superpositions d’instruments, une certaine parenté (les deux mots peuvent être inversés) avec Disintigration.
Un Disintigration plus mature et plus abouti dans sa conception.
Les quatre premiers titres installent une ambiance étrange, presque dérangeante (6). Sur un rythme lent, The Cure érige un mur de son ouaté, à la fois étouffant et aérien, à la fois matériel et spectral. Plus noir qu’une nuit. Souvent oppressant. Mais d’une richesse mélodique hallucinante.
"Alone" emprunte l’essence et la trame de ses lyrics à un texte d’Ernest Dawson (7), poète anglais décadent, alcoolisé, dépressif et mort très jeune. A quoi bon réinventer le désespoir quand il a déjà été aussi parfaitement rédigé ?
Les notes de piano et les nappes de claviers hypnotiques qui introduisent longuement "And Nothing Is Forever" dans un style narratif cinématographique (et vaguement pompier) entretiennent la mélancolie improbable de l’instant. L’être humain prend conscience de son impuissance quand il perd ceux à qui il est attaché. Et la perte intervient même lorsque l’on s’est promis l’éternité.
Entre larmes et baisers, entre paix et révolte, "A Fragile Thing" et le plus électrique "War Song" poursuivent – sans grandes surprises ajoutées mais avec des qualités mélodiques inattendues – le processus introspectif.
Puis il y a "Drone : No Drone"… Exprimé tout en puissance, en effervescence et en révolte guitaristique post-punk, le titre plutôt concis marque le point culminant de Songs Of A Lost World. Il matérialise et synthétise toutes les angoisses existentielles liées à l’impossibilité désarmante de communiquer avec les êtres (vivants comme – a fortiori – disparus). Chacun a "ses" réponses mais celles-ci ne correspondent jamais à ce que les "autres" attendent (ou espèrent) vraiment.
En parfait contrepoint et en parfaite délicatesse, "I Can Never Say Goodbye" (tout le texte est dans le titre) cite La Foire des Ténèbres de l’immense Ray Bradbury (8). Comme si la douleur liée à la perte d’un frère ne pouvait s’exprimer qu’en référence à un personnage de fiction aussi sinistre que ce Monsieur Dark qui, d’un seul et bref tour de manège, a le pouvoir de transformer un gamin en vieillard sans aucun espoir de retour...
"All I Ever Am" contient un couplet sublime qui résume tout l’album et qui peut également résumer toutes nos vies...
Qu’adviendra-t-il
Lorsque, fatigué par le poids des ans,
Je renoncerai à mes gesticulations
Lorsque, résigné,
Je m’avancerai avec peine
Sur cette scène sombre et vide
Où je ne pourrai plus chanter
Que le seul monde que je connais
Et le titre final - "End Song" – est une œuvre magistrale (au sens sémantique du terme). Il est probable que ce soit une antiphrase. En effet, selon les rumeurs (souvent propagées par Robert Smith en personne), l’aventure ne devrait certainement pas s’arrêter en si bon chemin. Un fan du groupe a qualifié cette longue plage de "Punk Floyd" (9), une formule sublime et pertinente qui restera le jeu de mots rock de 2024 ! Toutes catégories confondues...
Le prochain album de The Cure sera-t-il à nouveau mélancolique, purement solaire (ou lunaire), radiophonique ou autre ? Mystère. On sait à quel point l’art de la prophétie est très complexe, surtout quand il concerne l’avenir...
Ceci dit si, par un caprice de l’histoire du rock, Songs Of A Lost World devait rester le dernier enregistrement de The Cure, ce serait un départ triomphal tant l’ouvrage est abouti, universel et réussi.
(1) Ou que l’on préfère entendre des renards en rut à 5h30 du matin, comme le prétend cet infâme couillon de Liam Gallagher.
(2) Alors que, comme le dit fort justement Paul Stanley, on reconnaît un nouveau titre en concert parce que c’est le moment où le public file au bar pour boire un coup.
(3) Je sais de quoi je parle puisque j’ai le même âge et que je connais des mêmes affres (la perruque en moins).
(4) Comme tous les boomers "observateurs d’étoiles", Robert Smith a été absolument fasciné par l’alunissage magique du LEM et les premiers pas de Neil Armstrong sur le sol lunaire. C’était avant que l’homme ne se rende compte que son satellite n’est qu’un vulgaire tas de cailloux sans grand intérêt.
(5) Réécoutez d’urgence "No Milk Today" de Herman’s Hermit, "Bye Bye Love" des Everly Brothers, "Only The Lonely" de Roy Orbison, "She’s Not There" des Zombies, Wish You Were Here de Pink Floyd, Fossora de la merveilleuse Bjork (surtout "Her Mother’s House"), Memento Mori de Depeche Mode, "Flying With Broken Wings (Without You)" de Angel, "Song For Guy" d’Elton John, "Looking For An Answer" de Linkin Park, "Tears In Heaven" d’Eric Clapton, "Les roses blanches" de Berthe Sylva, "A Tout le Monde" de Megadeth, ...
(6) Un peu comme quand on débarque au funérarium et que l’on ne sait pas qui sont les membres de la famille (auxquels il faut présenter des condoléances forcément émues) ni qui sont les touristes qui ont été attirés par l’odeur du café chaud.
(7) J’adore ce poème de Dawson et je comprends pourquoi Robert Smith l’a accaparé :
Le feu s’est éteint et toute chaleur s’est évanouie
Le vin doré est consommé ; il n’en subsiste qu’une lie
Amère comme l'absinthe, saumâtre comme la douleur
Les fantômes nous accompagnent jusqu'à la fin
Nous nous asseyons et nous attendons
Le baisser du rideau et la fermeture des portes
C'est la fin de toutes les chansons que l'homme chante
Mais qu’est-ce qu’on rit...
(8) Tous les vieux gamins de l’âge de Robert Smith ont lu au moins un livre de cet auteur américain visionnaire qui a immensément influencé Stephen King (lequel a précisément décliné La Foire des Ténèbres à toutes les sauces, entre, par exemple, Bazaar et Ça).
(9) L’anecdote est rapportée par le chroniqueur rock Alexandre Breton.
Un merci fort ému au célèbre bEn gUs (musicien et meilleur spécialiste belge de The Cure) qui a fraternellement lu, relu, soupesé, vérifié, corrigé et/ou approuvé chacun des mots et chacun des signes de ponctuation de cette chronique.