Queens of the Stone Age
...Like Clockwork
Produit par Josh Homme, Queens of the Stone Age
1- Keep Your Eyes Peeled / 2- I Sat by the Ocean / 3- The Vampyre of Time and Memory / 4- If I Had a Tail / 5- My God Is the Sun / 6- Kalopsia / 7- Fairweather Friends / 8- Smooth Sailing / 9- I Appear Missing / 10- ...Like Clockwork
On imagine la moue déconfite des puristes devant l’engin. A leur décharge, Josh Homme avait fait monter la sauce ces derniers mois avec une constance sadique : tournée commémorant le premier album au cours de laquelle il déclarait avoir puisé une inspiration nouvelle, plusieurs semaines de teasing exténuant à jouer au chat et à la souris avec les médias et, surtout, l’annonce du come-back de la dream team de Songs For The Deaf, Dave Grohl, Mark Lanegan et Nick Oliveri, le trident démoniaque ! Pensez donc, la caution d’un retour aux sources, la promesse de participer, une décennie plus tard, à une nouvelle bacchanale sous les auspices du météore carmin, l’espoir que le mitigé Era Vulgaris ne soit qu’un incident de parcours… Autant de naïves attentes que ce sixième album ne pouvait que sévèrement doucher. …Like Clockwork n’est pas un Songs For The Blind, c’est même tout l’inverse. Il ne nie pas son prédécesseur mal-aimé, il le prolonge.
Mais pouvait-il en être autrement, tant l’Elvis roux ne cesse, depuis des années, de prendre des distances de plus en plus marquées avec les codes d’un desert rock qu’il avait pourtant magistralement imprimé dans l’inconscient collectif. Album de la transition, Lullabies To Paralyze tirait déjà un trait sur cet espace mythique pour lui substituer les sombres sentiers d’une forêt surgie d’un conte de Grimm. Le Rancho De La Luna n’est plus qu’un lieu de villégiature, l’ex Kyuss enregistrant désormais ses disques chez lui, dans son Pink Duck studio au prix d’interminables séances. Queens Of The Stone Age, surtout, n’est plus ce collectif à géométrie variable, cette nébuleuse ouverte aux freaks de tous horizons ferraillant gaillardement en révolution autour de son noyau, mais une formation des plus canoniques dont le line-up n’évolue quasiment plus (seul changement intervenu depuis 2007, le remplacement de Joey Castillo par Jon Theodore, ex Mars Volta), organisée selon une hiérarchie stricte : une poignée de soldats dociles et consciencieux entièrement soumis au désidératas du capitaine, présidant seul à la destinée de l’équipage. Sans surprise, l’impressionnante brochette de guests se trouve reléguée au second plan, comme c’est le cas depuis Lullabies To Paralyze. Tapis dans les ténèbres, Nick Oliveri et Mark Lanegan en sont réduits à gronder les chœurs gutturaux qui enserrent le refrain suffocant d’"If I Had A Tail", Alex Turner, Jake Shears ou Trent Reznor bénéficient d’une présence aussi anecdotique que Jack Black lorsqu’il venait taper du pied sur "Burn The Witch", quant à Dave Grohl, il n’est finalement présent que sur la moitié du disque et sa batterie, si elle conserve sa puissance proverbiale, n’est plus le catalyseur rythmique d’antan qui terrasse son auditeur à coups d’uppercuts infernaux. Seul Sir Elton John emporte le morceau en fin de parcours, dialoguant au piano avec le colosse sur un morceau titre doucement opératique que Freddy Mercury aurait adoré entonner pour embraser les marées de briquets à Wembley. Plus que jamais, Queens Of The Stone Age reste le produit d’un unique cerveau.
A la sortie de Songs For The Deaf, Josh Homme se trouvait dans la même position que Led Zeppelin après ses quatre homonymes ou Black Sabbath dans l’immédiat Vol. 4. A la croisée des chemins, il se voyait confronté à cet épineux problème : comment gérer la suite alors que l’on a donné au style que l’on a forgé son point d’aboutissement maximal ? La réponse fut une décennie en forme de progressive émancipation, des oripeaux du stoner d’abord (Homme ayant toujours dit à quel point il méprisait le terme et ce qu’il était censé représenter), des vestiges du desert rock ensuite, pour embrasser enfin sophistication et déconstruction, les deux nouvelles mamelles d’un musicien qui n’a jamais caché son affection pour Captain Beefheart, lente trajectoire stylistique sur laquelle …Like Clockwork se dresse comme un ultime palier. Il est assez symptomatique qu’il s’agisse du premier album de QOTSA sur lequel n’apparaisse aucun titre issu des Desert Sessions. Stoppées depuis 2005, ces jams dionysiaques ont cessé de constituer le vivier dans lequel le géant rouquin puisait une partie de l’énergie créatrice de ses Queens. Il ne s’inspire désormais plus que de ses formations parallèles et des groupes avec lesquels il noue une puissante affinité personnelle. Après un Era Vulgaris qui se parait du fun décomplexé des Eagles Of Death Metal et de sa production faussement négligée pour distiller en loucedé une noirceur qui affleurait depuis Songs For The Deaf et qui avait en partie dévitalisé Lullabies To Paralyze, son successeur navigue épisodiquement dans le sillage tracé par les Them Crooked Vultures. Tout en breaks de titane et mid-tempos martelés, "Smooth Sailing" et "Keep Your Eyes Peeled" contorsionnent leur imposante armature dans des postures voisines à "Caligulove" ou "Bandoliers". Autre influence palpable, celle des Arctic Monkeys (Alex Turner a soufflé le titre de "Kalopsia" à son correspondant américain). On retrouve cette volonté de fracasser les élans cosmiques d’un Bowie sur le mur des décibels, un désir d’hybridation sauvage qui irriguait souterrainement Humbug (Homme avait en partie produit le disque), "If I Had A Tail" ou "Fairweather Friends" se déployant comme des échos virils à "Dangerous Animals" et "Pretty Visitors".
…Like Clockword oscille ainsi principalement entre ces deux pôles, les rouages massifs d’un rock qui broie l’auditeur à travers ses mécanismes savants et la confection de pièces d’orfèvrerie à la limite de la pop chimiquement pure, qui ne reposent plus uniquement sur la puissance des riffs, car là est le dernier tabou que les QOTSA font ici tomber. Ces guitares grondantes, orgiaques et surgonflées qui ont bâties la réputation du conglomérat de Palm Desert se voient ici réduites à portion congrue, ne dévorant le spectre sonore que lorsque la machine consent à s’emballer ("My God Is The Sun", "If I Had A Tail"). Si elles constituent toujours la matière première de l’ensemble, elle se contentent, sur "The Vampyre Of Time And Memory", d’accompagner le crescendo d’une ballade en piano-voix aux accents tragiques, de jouer d’égal à égal avec les crissements de claviers et les feulements de la basse, ou bien de précipiter le cotonneux "Kalopsia" dans des breaks vertigineux. Sur les forums, les fans paniqués s’étranglent de rage et hurlent au travestissement pop. Pourtant …Like Clockwork est un album exigeant, qui ne fait jamais la pute pour appâter le chaland. On doute par exemple du potentiel radio friendly de "My God Is The Sun" ou de "If Had A Tail", quand le groupe ne s’embarrasse même plus de l’efficacité primaire d’un "Sick Sick Sick" ou de la suavité laid-back d’un "Make It Wit Chu" pour donner du change. Chiche en mélodies magnétiques, avare de rengaines immédiates, l’album repose uniquement sur la luxuriance de ses arrangements, le charisme vocal d’un Josh Homme qui n’a jamais aussi bien chanté, l’enchevêtrement délicieux de ses couches sonores, une harmonie périlleuse tissée entre constance et diversité, une recherche de l’homogénéité qui s’incarnait déjà dans les jingles radio reliant les différentes pistes de Songs For The Deaf et qui débouche aujourd’hui sur un disque plein comme un œuf et clos sur lui-même, thématiquement et stylistiquement.
Si les Queens Of The Stone Age avaient succédé à Nirvana au rang de référence contemporaine, dans leur capacité à allier l’ivresse adolescente du gros son avec une écriture suffisamment singulière et efficiente pour capter le plus grand nombre au point de devenir statutaire, Josh Homme n’a jamais été un songwriter aussi doué que Kurt Cobain, plutôt un génial architecte sonore. On ne le répètera jamais assez : les disques de QOTSA sont superbement produits. Ce sont de véritables manifestes d’un rock aussi riche et intense que musculeux. Chaque pièce développe avec brio sa propre couleur personnelle tout en s’imbriquant parfaitement au sein d’une discographie ample et touffue. C’est ce qui donne tout le prix de cette sixième réalisation, relativement pingre en titres marquants, mais perpétuellement constellée de fulgurances qui se plantent dans le tréfonds du cortex et finissent par ne plus le lâcher. La morgue badine de "I Sat By The Ocean", les coups de sang telluriques zébrant un "If I Had A Tail" sur lequel Homme alterne couplets nonchalants et refrains où il hulule comme au bûcher, les envolées étourdissantes de "My God Is The Sun", aussi désespérément grisantes que la chute d’un Icare aux ailes cramées, le final éthéré de "I Appear Missing", tout cela respire la classe inouïe. Ivre de son imposante armature sonique, le groupe peine cependant à secouer les tripes et faire remuer les hanches, alors qu’il excellait jadis dans l’exercice. En témoigne l’absence totale de groove d’un "Smooth Sailing" dont le funk pachydermique tourne rapidement à l’indus désincarné (Trent Reznor avait été un temps pressenti à la production), empesé par sa quincaillerie instrumentale. Plus cérébral qu’animal, le disque ne fonctionne à plein que si on le consomme de la même manière qu’il a été confectionné, en l’écoutant en boucle, au casque, encore et encore, jusqu’à l’ébriété totale, tout comme Homme n’a cessé de le remettre sur l’établi pendants de longs mois dans son bunker de Los Angeles.
On le sait, le géant californien a failli rester sur le billard en 2011 pendant une opération chirurgicale. Nos collègues d’Inside Rock le soulignent bien, longue étude de texte à l’appui, …Like Clockwork porte les stigmates de ce bref séjour passé entre la vie et la mort. "Keep Your Eyes Peeled" se cale sur les brusques pulsations d’un cœur qu’on réanime, le languide "I Appear Missing" navigue fébrilement dans des sphères semi-comateuses, ailleurs il n’est question que de voyages "far beyond the desert road", de comptes soldés avec le passé, de séparation, d’amitiés trahies et d’oubli. Autant dire qu’il s’agit-là d’un disque très personnel, fermant un cycle et ouvrant une nouvelle ère sur un gigantesque point d’interrogation, qui impose au final de questionner la place des Queens Of The Stone Age dans le paysage rock actuel. Josh Homme a toujours été clair sur ses intentions. Le gaillard porte une vision, une ambition. Pour lui le rock est une musique qui se doit d’aller toujours de l’avant, de proposer sans cesse quelque chose d’inédit, d’excitant, et qui s’interdit de se reposer sur des formules ressassées. …Like Clockwork remplit partiellement cet impérieux objectif. Album dense et fourmillant d’idées, il reste néanmoins trop autarcique, trop centré sur sa petite virtuosité, il se regarde trop jouer pour qu’on lui prédise assurément le statut de futur classique. Il a beaucoup de corps mais il lui manque du souffle.
On se voit ainsi contraint à dresser le même constat qu’à la sortie d’Era Vulgaris. Josh Homme a livré un album consistant à plus d’un titre, qui est bien parti pour s’emparer du podium annuel, et quelque part voilà bien le problème. A la sortie de Songs For The Deaf, Dave Grohl déclarait doctement : "Tous les 10 ans paraît un grand disque qui redéfinit le futur du rock. C’est celui-ci." On approuve le barbu, tout en constatant qu’une décennie plus tard, aucun challenger de poids n’est venu le défier. Bouillonnante depuis ces dernières années, la scène sludge est parvenue à supplanter un stoner empâté par ses figures de proue déclinantes (Monster Magnet, Fu Manchu, Karma To Burn). Sentant leur heure arrivée, Mastodon, Kylesa, Torche et Baroness ont tous tenté, sur leur dernière production, d’aérer leur magma sonore, de polir un peu les angles pour conquérir un public plus large. Mais aucun n’a dégainé son Overkill ou son Highway To Hell, personne n’a encore su trouver l’équation magique, la formule ultime propre à damer le pion de leur rival californien. Josh Homme a été un grand désinhibiteur, il a montré que l’on pouvait planquer d’impériales mélodies sous d’épaisses couches de guitares, il a peaufiné les travaux de l’épopée grunge en érigeant un rock alternatif rustaud sur la forme, subtil dans le fond, refusant la vision étriquée du metal orthodoxe. "Ni macho ni pussy", comme il le dit si bien. Désormais sa formation trône sur l’échiquier décibélique actuel tel un Blue Öyster Cult du nouveau millénaire, c’est-à-dire avec le statut de groupe de hard rock intelligent. Il livre aujourd’hui son House Of The Holy, son Sabotage, soit un album roboratif prouvant qu’il est bien armé pour durer. Mais il n’est pas parvenu à se réinventer de façon aussi radicale que magistrale pour prétendre poser là une nouvelle pierre, une nouvelle borne, une référence indiscutable susceptible d’évangéliser une nouvelle génération en manque de repères. …Like Clockwork n’a pas l’envergure révolutionnaire d’un Revolver ou d’un OK Computer. Alors, que l’on se calme deux minutes. Que ceux qui le louent avec la même ardeur avec laquelle ils avaient enterré Era Vulgaris fassent une pause et se rendent compte que ce disque, malgré ses spécificités, conserve les défauts et les qualités de son prédécesseur. Que les nostalgiques de la trilogie robotique cessent de réclamer ce qu’ils n’obtiendront jamais et se penchent plutôt sur la cohorte de volontaires qui tentent de s’approprier cette période bénie mais définitivement révolue (on vous a cité récemment le cas des excellents Loading Data). Queens Of The Stone Age vient juste de réaliser un très bon disque dont on se délectera jusqu’à la lie, faute de mieux. Reines, par défaut.