Il faut quand même un brin de courage pour descendre de son statut de légende et revenir parmi le commun des mortels. Sans crier gare, même si le groupe n'a jamais annoncé officiellement sa séparation,
My Bloody Valentine a replongé les pédales dans le cambouis, quitte à salir une discographie aussi courte qu'immaculée. Dans un hiver franchement calme musicalement parlant, voilà que nos Irlandais fétiches larguent une bombe toute bleue dans la neige et secouent nos tympans comme à la belle époque. Oui, comme à la belle époque, parce que manifestement, le gène de la loose a épargné Kévin Shields et ses ouailles.
My Bloody Valentine n'a absolument pas vocation à gonfler les rangs des come-backs foirés.
On ne va pas vous mentir, m b v ne va pas changer le monde comme Loveless l'a fait vingt-deux ans (!) auparavant. Pour la simple et bonne raison qu'ils ont plus ou moins fait la même chose des mêmes instruments que lors de la Révolution de 1991. Non pas que les albums soient identiques, la forme est la même mais le fond diverge franchement. C'est comme deux regards différents portés sur la même entité. Là où Loveless exaltait l'humain dans la machine, vouait un culte à la femme et à la lumière, m b v se veut plus claustrophobe, anxieux et étouffant. Après quelques écoutes, on peut très vite se rendre compte que la technique n'a pas bougé d'un iota, mais que des torrents de guitares torturées ne s'échappent plus aucune légèreté. Il ne reste presque plus rien des miaulements sexys de Bilinda Butcher ou de l'innocence juvénile de Shields. Vingt-deux ans après, l'épreuve de la vie semble leur avoir fait passer l'idée de chanter l'amour, tout du moins de le montrer. m b v est dense, file tout droit la tête baissée et fait probablement plus de bruit que ses grands frères, si si, c'est possible. La pochette ne trompe d'ailleurs pas un instant, exit le rose flamboyant, place à un bleu pas franchement rassurant et assurément plus sombre.
Alors que
Loveless (promis, c'est la dernière comparaison) représentait une ascension candide jusqu'à un idéal pur,
m b v se veut clairement plus méthodique. Disons qu'il s'articule selon trois axes : les textures, l'humain et l'expérimentation. Chaque morceau prend une part inégale des trois et tente de créer un nouvel équilibre avec ses propres ingrédients. Si les morceaux chantés par Butcher seule (et on y reviendra) mettent en avant l'humanité dans un chaos maîtrisé, d'autres comme l'instrumental "Nothing Is" stimule des drones dans une course répétitive, où l'empilement crée une sensation inconfortable d'enfermement sans échappatoire. Dès le début, "She Found Now" concocte une mixture tiède : mélodie minimaliste et brouillard sonore se télescopent sous l'égide des balbutiements éthérés de Shields. La progression est presque inexistante, seule la couleur des drones varie presque imperceptiblement, tourne en rond pour finalement s'éteindre dans un dernier râle. C'est avec "Only Tomorrow" que les limbes lentement se dissipent, la batterie pointe le bout de sa baguette, les textures s'étirent paresseusement, les guitares se superposent et la voix de Bilinda souffle son feulement fantomatique en surface. C'est le shoegaze comme ils l'ont bâti, bruyant, ronflant et irrémédiablement immersif. Les heures de studio à peser, à mesurer chacune des nappes, chacune des voix, à créer de la matière s'entendent toujours aussi distinctement, presque ostentatoires.
My Bloody Valentine est le groupe de geeks par excellence et se laisser emporter par les ondulations des nuances et la danse des guitares est continuellement un pur bonheur, pour qui aura le courage de s'y plonger.
Car m b v est certainement la moins accessible de toutes les créations du groupe. La moins accessible car la plus mécanique, l'album piétine et enferme à la fois, il est comme un rouleau compresseur insensible qui abat sa froide mission. Et c'est là que Bilinda Butcher entre en jeu, pour ne pas rendre l'album irrespirable, pour que les épaisses et robustes lignes droites tracées tanguent sous un semblant de sensualité. Dès "Is This And Yes", elle émerge au devant de touches lunaires guidés par une batterie catatonique, elle évolue sereinement dans un paysage un brin cauchemardesque, quasiment onirique tant l'absence des guitares crée un désert glacial. Elle prend pas à pas le pouvoir dans un "If I Am" nettement plus amical puis dans le solaire et très eighties "New You", petit bijou de pop, probablement le morceau le plus limpide et immédiat que le groupe ait jamais créé. Mais à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, c'est alors que "In Another Way" la replonge dans le frimas, la dissimule derrière des rideaux de guitares stridentes. Impassible, elle récite sa mélodie dans un titre schizophrénique, à la fois agressif et d'une douceur délicieuse. Un titre étrange, spatial comme suspendu en apesanteur, tiraillé entre l'envie de cajoler l'oreille et d'expérimenter des sons lourds. Car c'est bien d'expérimentation qu'il s'agit dans les deux derniers morceaux. Un instrumental carrément tapageur et une fuite en avant que le Shields chanteur perd définitivement contre le Shields magicien du bruit.
m b v est beau quand il est dur, beau quand il fait le grand écart entre subtilité et robustesse. Bien davantage que quand le gourou Shields penche trop d'un côté de la balance, tout-à-fait conscient du déséquilibre qu'il engendre. Plus personne n'osait espérer sérieusement un nouvel album de My Bloody Valentine, avoir le droit de l'écouter est déjà un privilège, presque une page de l'Histoire de la musique. Qui plus est, l'album est maîtrisé de bout en bout, diablement intéressant et parfois (au moins) aussi jouissif que ses prédécesseurs. Ses quelques lacunes, encore que le mot soit trop fort, n'entachent en rien la qualité de l'effort et le plaisir procuré. Le groupe n'a strictement rien perdu de sa patte, rien du tout. Il a peut-être même gagné en maturité ce qu'il a perdu en innocence.