C'est l'histoire de 4 EPs sortis entre 1988 et 1991, soit entre (ou un peu avant)
Isn't Anything et
Loveless, c'est-à-dire précisément lorsque
My Bloody Valentine était sur le chemin de la gloire, en plein cœur d'une ascension musicale ultime. Et les Irlandais s'en sont donnés à cœur joie, si l'EP est traditionnellement un espace de liberté où les artistes peuvent s'adonner à des expérimentations supplémentaires, cette valse à quatre temps révèle les étapes de la création de Loveless. D'un rock lourd à un shoegaze cacophonique, Kévin Shields et ses ouailles ont théorisé en musique l'ensemble de leurs terrains de jeu avant de synthétiser tout ça à l'issue du parcours. D'ailleurs, au vu de la grande disparité des EPs d'un point de vue musical, il est difficile de les fondre dans un seul grand ensemble. Il semble même tout-à-fait farfelu de ne pas les distinguer et de supposer que le simple fait de les avoir réunis en fait un catalogue homogène. La collection retrace certes la trajectoire du groupe, mais une trajectoire qui a évolué tellement vite qu'on se retrouve bringuebalé au quatre coins du shoegaze et même au-delà.
Comme la chronologie l'exige, le retour vers le passé commence par
You Made Me Realise et le titre du même nom. Ce premier EP est souvent considéré comme le meilleur du groupe, voire même comme un des meilleurs tout court. Frais et habile, moins lourd techniquement que ses petits frères, il porte en lui la marque reconnaissable du groupe, même à ses balbutiements. Guitares abrasives, énergie rock, il voit le jour juste avant
Isn't Anything et on retrouve logiquement les ingrédients qui ont fait le succès du premier véritable album de MBV. On est donc ici plus proche d'un
Sonic Youth bien noisy que de l'esthétique onirique de Cocteau Twins. Si, naturellement, les textures sont soignées et les drones de sortie, le son est brut, parfois même assourdissant ("Slow"), voire faussement punk ("You Made Me Realise", "Thorn") assorti d'un chant de Shields approximatif et juvénile. Mais quand Belinda Butcher fait entendre sa douce voix sur les deux derniers morceaux, le rythme se fait plus langoureux et se détend passivement. Si la musique demeure un tourbillon parfois insondable ou même si le chant n'est pas davantage assuré, l'atmosphère s'adoucit et s'avère carrément moins agressive, limite adolescente. Sans dire que "Cigarettes In Your Bed" et "Drive It All Over Me" annoncent la suite de la carrière des Irlandais (vu que la suite directe ne prend pas encore cette direction) ces moments de douceurs assumés sont comme des tâtonnements de terrain. Et ce terrain naïvement mignon leur sied à merveille.
La transition avec Feed Me With Your Kiss, deuxième EP sorti quelques mois plus tard, en est d'autant plus brutale. Cuisiné de brouillards dissonants et de flous artistiques, cet EP révèle une autre vision du shoegaze de MBV. Un bruit métallique, somme toute mélodique mais volontairement agressif et limite tapageur. Tous les instruments braillent tandis que les voix, reléguées au second plan, galopent timidement pour survivre. Mais il ne faut pas pour autant réduire Feed Me à son aspect criard et un brin migraineux, ce n'est pas qu'une vague séance de torture où l'on vous carillonne la tête à coups de barre à mine. Bien au contraire, sous les barbelés se cachent déjà les effluves de magie rose, une vraie émotion prête à bondir à chaque incartade. Les accords répétitifs de "I Believe" ou les intentions pop de "I Need No Trust" apportent juste ce qu'il faut de lumière pour trouer les nuages orageux produits par les nappes superposées de guitares. Cet EP est sans nul doute le moins populaire de la collection, du fait de son accessibilité moindre et de son aspect de laboratoire expérimental. C'est ici que Shields et consorts ont en effet produit leur son le plus brut et le plus dur, mais là-encore, ils évoluent joyeusement dans ces torrents déchaînés et humanisent sans mal ce bordel magnifique.
Les deux suivants,
Gilder et
Tremolo sont plus proches du
My Bloody Valentine que l'on connaît. Tout deux sortis quelques mois avant
Loveless, ils possèdent même chacun un des titres phares de la bible à la pochette rose.
Gilder démarre justement avec "Soon", majestueuse pièce Lovelessienne qui introduit la lancinante et instrumentale suite de drones et de cordes qu'est "Gilder". Un son clair et obsédant, déjà témoin du travail acharné du groupe sur les textures et les enchaînements répétitifs, proches d'un ambient contemporain shooté à l'acide. "Don't Ask Why" et "Off Your Face" se la jouent guitares solaires et agrandissent encore un peu le prisme des musiques et des ambiances distillées par le groupe irlandais. Ces deux titres distribuent l'amour sans tenter de compliquer les choses, épurés et limpides, ils prouvent aux derniers détracteurs que le shoegaze n'est pas uniquement affaire de troupeau de bruits apprivoisés.
Tremolo s'entame lui-aussi avec l'une des pièces maîtresses de
Loveless : "To Here Knows When", véritable symbole de la maîtrise du temps acquise par My Bloody Valentine. Et l'EP entier est du même acabit, un rythme lascif et des textures chatoyantes ; plus que la répétition générale avant
Loveless,
Tremolo en est l'antichambre, avec quelques percus insolites en plus. Elles jalonnent en effet l'EP et plus encore la progression oisive et paisible de "Moon Song", titre ô combien délectable et rafraîchissant. Quasi paresseux, il rampe tout du long dans le brouillard et développe juste avant la consécration, cette matière onirique, dreamesque que de nombreux groupes n'hésiteront pas à paraphraser dans le courant des nineties.
Les 4 EPs digérés, Shields et sa bande ont complété en glissant quelques chutes de studio bien senties. Deux instrumentaux en guise d'amuse-gueule ying et yang, un doux voyage trip-hop suivi d'un brûlot punk mal léché, dégommé à la batterie par un Colm O'Ciosoig énervé. Suivent les dix minutes d'un "Gilder" taille marathon qui n'est en fait qu'une désespérément longue suite de drones mouvants mais aussi, quelque part, une expérience sonique à vous glacer le sang. Mais la vérité du bonus est ailleurs, les quatre titres suivants remasterisés par les bons soins du gourou en chef, goupillés un peu comme un cinquième EP pas franchement homogène, sont autant de trésors cachés. Quatre titres et encore, quatre ambiances bien différentes, de la pop californienne de "Good For You", quasiment purgée de tout effet de guitare, à la majestuosité aérienne d'un "Sugar" en apesanteur, MBV nous rappelle qu'en quatre ans seulement, ils ont su tricoter à leur shoegaze de geek tout un tas de genres différents.
Ce long rapport presque dressé comme un carnet de voyage n'a pas la prétention de rendre hommage à cette collection. Car ce qui compte, au fond, n'est pas tant ce que j'ai ressenti en l'écoutant ni comment je l'ai rationalisé sur le papier. Tout le monde a un passif avec les groupes de légende et cette chronique témoigne, même si je m'en défend, du mien et du voile de la subjectivité de votre serviteur. Cette réédition permet, en premier lieu de (re)découvrir des titres parmi les moins connus du groupe. Mais surtout, elle complète le puzzle d'un groupe mutant, tant que le talent que par le goût de la métamorphose. Si vous aimez le shoegaze et My Bloody Valentine, deux solutions : vous avez déjà acquis ce double-cd ou vous avez subi la crise de plein fouet et ne connaissez pas les plateformes légales d'écoute. Pour les autres, soit vous faites de l'urticaire face à une forêt de pédales fuzz, soit vous êtes potentiellement en face de la prochaine grosse claque musicale de votre vie. Au choix.