Lag I Run
Vagrant Sleepers
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1- Thirteen / 2- Nurble Mäs / 3- Dirty Napkins / 4- We're Coming Outside / 5- Caught In The Rainbow / 6- Jardin Français / 7- Prowling / 8- To The Moon / 9- Muscles Muscles / 10- Someone / 11- The Isle
Une horloge vivante à treize chiffres, des chérubins diaboliques sortant de mues de cigales dans un cadre crépusculaire… Vous est-il déjà arrivé de sortir d’un rêve complètement barré en vous demandant d’où vous venait cette fructueuse imagination ? C’est un peu le sentiment qui peut ressortir à l’issue de l’écoute de Vagrant Sleepers. Préparez-vous à perdre tous vos repères, à vous abandonner complètement à plus d’une heure de déluge sonore aussi passionnant qu’étrange. Tout comme le personnage d’Alice du célèbre roman de Lewis Carroll, laissez-vous tomber dans le terrier du lapin blanc pour un voyage des plus déroutants. A ceci près que le pays des merveilles est ici transformé en un royaume au premier abord sombre et dépourvu de toute logique. Un peu comme si le réalisateur - et ancien membre des Monty Python - Terry Gilliam adaptait au cinéma le fameux roman. Alléchant comme idée, n’est-ce pas ?
Lag I Run est pour ainsi dire un pur OMNI (Objet Musical Non Identifié) de la scène française. Le groupe, originaire du sud de la France, a été créé en 2008 autour du talentueux et décalé Nay Windhead (chanteur, guitariste et compositeur) qui petit à petit, a posé les bases d’un univers musical à son image, s’affranchissant de toutes limites créatives et frontières stylistiques. En résulte une musique qui navigue à travers les genres - du rock au metal en intégrant des éléments d’électro, de musique classique ou encore de jazz - qui les mélange, les déforme, tout ça pour mieux se les réapproprier. Après une première entrée en matière en 2010 avec l’album Sunlight Scars, il aura fallu attendre presque dix ans pour retrouver Nay Windhead et sa bande - composée de Volodia (batterie), Fred Schneider (basse) et Krys Ricci-Joé (chœurs, claviers). Au vu de la richesse qui compose Vagrant Sleepers (Klonosphère, 2019), on se dit que l’attente en valait la peine.
Bien que ne rentrant dans aucune case, la musique de Lag I Run reste résolument progressive, faite de longs morceaux aux multiples facettes et dont le côté imprévisible n’a d’égal que la liberté artistique prônée par son compositeur. Le groupe se montre d’ailleurs particulièrement généreux dès l’entame de l’album ("Thirteen") qui impressionne avec son esthétique baroque et sa dimension expressive, jouant sur les contrastes et les oppositions (metal technique confronté à des touches d’électro minimalistes ; opposition de notes aigues et graves…). Ce postulat atteint son paroxysme sur le morceau final "The Isle", long enchainement de plus quinze minutes composé de différentes sections mélodiques toutes plus réussies les unes que les autres. Cette composition d’une grande richesse permet d’apprécier toute la technique de nos quatre musiciens émérites, dont les différentes trouvailles sonores nous font instinctivement penser aux Britanniques de Haken. Cette analogie prend tout son sens dès l’apparition des premiers riffs syncopés (et autres polyrythmies) représentatifs du djent metal sur le morceau "Caught in the Rainbow". A l’instar des Britanniques, la musique de Lag I Run ne se perd jamais dans la démonstration et se révèle particulièrement accessible et limpide. N’allez néanmoins pas croire que l’album vous livrera tous ses secrets sans un minimum de persévérance.
En plus d’une partie instrumentale de haut vol retranscrite par une production impeccable, Lag I Run dispose de sérieux atouts au niveau du chant. Le leader Nay Windhead livre une prestation solide, présentant une voix claire dans un registre chaleureux et sensible peu conventionnel pour le genre metal, mais qui finalement colle parfaitement à l’ambiance décalée de l’album. Mais c’est surtout au niveau des chœurs que le groupe se démarque. Les différentes harmonies vocales concoctées par Windhead et la chanteuse-choriste Krys Ricci-Joé apportent une touche de folie indéniable à l’album et ne sont pas sans rappeler un groupe comme Queen. Il est d’ailleurs fort probable que la bande de Freddie Mercury soit une influence majeure pour le groupe français ; les deux groupes partageant du moins la même envie de s’affranchir des frontières musicales.
Pour la suite, que dire hormis que le groupe nous emmène de surprises en surprises : du punk enjoué de "Nurble Mäs", jusqu’au passage swing de "Prowling", en passant par un rythme dantesque quasi trash metal sur la dernière partie de "Muscle Muscles". La bande atteint la parfaite synergie de ses différentes influences avec "We’re Coming Outside", titre au groove imparable porté par un phrasé et un jeu de basse en slapping digne de la belle époque des Red Hot Chili Peppers. S’ensuit un refrain qui déménage suivi d’un break jazzy et d’un final explosif.
Au fur et à mesure des écoutes, cet univers n’apparaît plus aussi ténébreux et abrupte qu’il ne le laissait présager. Malgré la durée relativement conséquente de l’album, le groupe parvient à maintenir l’attention grâce à une gestion du rythme réfléchie, laissant à l’auditeur le temps de reprendre son souffle et de découvrir de nouvelles facettes de la musique de Lag I Run. Ainsi, "Jardin Français" installe une ambiance apaisée et contemplative qui permet une nouvelle fois de mettre en avant la palette vocale du chanteur. Puis, c’est au tour de "To The Moon", magnifique morceau pop aux notes électroniques, de nous happer avec ses boucles mélodiques délicates et sensibles. Cette tendance lumineuse se poursuit avec le titre "Someone" - autre grand moment de cet album (décidemment, ce disque est vraiment extraordinaire !) - avec sa première partie euphorique laissant peu à peu place à un déchainement instrumental et à plusieurs breaks inspirés.
Vagrant Sleepers est une totale réussite et une sortie majeure pour le rock hexagonal. Une œuvre rêveuse d’une grande richesse qui malgré sa complexité et son côté loufoque se montre particulièrement accessible et addictive. L’auditeur pourra vagabonder à son gré dans un univers à première vue inhospitalier, mais qui se révèle finalement chaleureux et majestueux pour peu qu’on prenne le temps de le découvrir. Une légende raconte que la porte vers le royaume de Lag I Run ne se présente qu’une fois par décennie à ceux qui se montreront assez aventureux. Fort heureusement, il ne s’agit que d’une légende, et nous espérons revoir très vite le groupe français en concert, suivi d’un éventuel nouvel album.