Interpol
Antics
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1- Next Exit / 2- Evil / 3- NARC / 4- Take You On A Cruise / 5- Slow Hands / 6- Not Even Jail / 7- Public Pervert / 8- C'mere / 9- Length Of Love / 10- A Time To Be So Small
En matière de rock, il existe deux erreurs grossières à ne pas commettre : la première est d'imaginer que l'on peut encore inventer quelque chose de complètement neuf au vingt et unième siècle, et la seconde est de placer un groupe actuel en confrontation directe avec l'un de ses illustres prédécesseurs. Pour Interpol, cette double bévue revient tantôt à affirmer avec mépris que le groupe est une bande de charognards malpropres qui a osé accomplir le crime de lèse-majesté ultime - celui de déterrer le cadavre de Joy Divison, tantôt à avancer avec dépit que Paul Banks et ses sbires ne sont pas à la hauteur des attentes de ceux qui voyaient en eux les dignes successeurs de Ian Curtis et comparses. Stop, on arrête tout.
La première assertion s'avère bien évidemment d'une stupidité sans nom. Non mais sans blague ! Qui peut encore aujourd'hui se targuer de produire un rock complètement neuf et inédit - à part Radiohead à la limite, et ça reste largement à discuter ? Qu'on le veuille ou non, le rock est un courant musical qui va tranquillement sur ses 70 ans d'existence, qui a réemployé les mêmes instruments durant tout ce laps de temps, et qui s'est vu pratiquer par des millions de groupes de par le monde : pas facile de complètement réinventer le genre dans ce contexte. Par ailleurs, le fait de prendre la suite de Joy Division (ou des Echo and the Bunnymen, Cure et autres Charlatans) ne se révèle pas forcément plus idiot que d'emboîter le pas de Pink Floyd ou des Beatles. Donc écartons d'emblée les premières jérémiades : la cold wave et son revival ont tout autant le droit d'exister que les autres courant du rock, et le fait de faire penser, très logiquement d'ailleurs, à Joy Division n'y change absolument rien. Point à la ligne.
La deuxième tirade est beaucoup plus complexe à écarter tant il peut paraître légitime de comparer les new-yorkais d'aujourd'hui aux mancuniens d'hier, et c'est justement Antics qui permet de tirer tout cela au clair. Pourquoi ? Parce que Turn On The Bright Lights, premier tour de force d'Interpol, résonnait sourdement comme un succédané des élucubrations morbides de Ian Curtis. Quand on aborde le problème en superficialité, il n'y a pas à sourciller : voix d'outre-tombe, basse tonique et rythmée, guitares cinglantes et gorgées d'échos, batterie lapidaire, tout dans la musique de la team Banks-Kessler rappelle le rock blafard et asphyxiant de Joy Division. Mais la comparaison s'arrête là. Quoi de commun, en effet, entre la Manchester industrielle et désargentée de la fin des 70's et la Big Apple bourgeoise tout juste secouée par le 11 septembre de notre époque contemporaine ? Quel trait d'union tirer entre un fonctionnaire maladif aux prestations scéniques erratiques et un journaliste dandy, beau garçon à la classe immuable ? La grande force de Turn On the Bright Lights est d'avoir réussi, presque par hasard, à toucher formellement la noirceur et la poésie désespérée du couple Unknown Pleasures - Closer, tel un élève appliqué cherchant à se rapprocher du modèle de son maître, et il était donc parfaitement logique de s'attendre à un successeur qui franchisse un pas supplémentaire vers les tourments du fameux diptyque morbide. Or Antics en prend en tout point le contrepied.
Dès l'introductif "Next Exit", le ton est donné : avec son orgue majestueux, sa mélodie solaire peaufinée dans ses moindres détails et son minimalisme soupesé avec minutie, Interpol s'extrait d'emblée de la noirceur des codes post-punk. La voix de Paul Banks gagne en sérénité et en nuances, le jeu de guitares se développe autour d'enchevêtrements subtils, la basse disparaît presque complètement. Indéniablement le titre surprend, voir choque tellement il oriente l'album dans une direction qu'on n'aurait pas souhaité le voir prendre. Et pourtant, les écoutes successives ont tôt fait de faire éclater l'évidence : "Next Exit" est non seulement une cinglante réussite, mais surtout un parfait condensé de ce qui nous attend sur le reste de l'album. Antics se révèle en effet beaucoup moins tourmenté que son grand frère, moins urgent, moins flatteur également, mais il s'avère par contre beaucoup mieux structuré et bien plus travaillé en terme mélodique. Alors que TOTBL se contente souvent de tisser une trame électrique glaçante sur laquelle la voix de baryton de Banks n'a qu'à laisser éclater son timbre rocailleux de manière brute et instinctive, Antics mêle aux structures fluides de guitares de Kessler et à l'ossature précieuse de basse de Carlos Dengler de jolies harmonies vocales qui apportent une profondeur supplémentaires aux morceaux. Tranquille, l'album monte lentement en puissance en enchaînant l'introduction presque timide d' "Evil" à de grands refrains plaqués avec force. "Narc" ne fait pas plus monter la pression, entraînant l'auditeur dans un trip cool calé entre les motifs répétitifs de six cordes et le groove indolent de la basse. Même l'immense "Take You On A Cruise" se paye le luxe de prendre son temps avant d'exploser en des sommets de force émotive, glissant avec retenue sur la tristesse altière de ses motifs. Toute comparaison avec Joy Division s'avère ici complètement vaine : alors que la proto new wave crépusculaire des lads anglais tire son pouvoir d'attraction du désespoir de Ian Curtis et de la rugosité romantique des instruments, le rock classieux des américains séduit avant tout par son impeccable canevas sonore et par cette capacité à construire des édifices éclatants de pointillisme et de majesté sur les sonorités sombres du post punk. On notera au passage la singulière simplicité technique de l'ensemble, comme quoi il n'est pas forcément indispensable de planter cinquante soli de guitare en appui tendu renversé pour tutoyer la grâce.
D'autant qu'aux parures morbides des mancuniens (qui reflètent avant tout un malaise humain), les new-yorkais préfèrent souvent rechercher la beauté et la légèreté d'intention, comme en témoigne notamment le très dansant "Slow Hands", tube imparable s'il en est. Plus loin, c'est "Public Pervert" qui enchaîne sans coup férir couplets tout en innocence et refrains bulldozers. Par ailleurs, les mélodies d'Antics sont souvent construites sur un mode majeur qui, s'il ne confère pas au disque un caractère que l'on pourrait qualifier de joyeux (on parle de cold wave quand même, pas de pop électro), contribue à alléger la chape mélancolique inhérente aux sonorités du genre. "C'me Here" en est un magnifique exemple : le morceau tire de ses choix de construction une force sereine qui lui confère une sensation de stabilité presque insolente. Ailleurs, c'est le mouvement ascensionnel de l'air chanté qui procure à "Not Even Jail" une impérialité ineffable. On notera au passage que le disque demeure d'une tenue tout à fait remarquable jusque dans ses derniers retranchements, là où son successeur, Our Love To Admire, peine à l'inverse à maintenir l'intérêt de l'auditeur intact tout au long du disque. Témoignages de cette qualité, un "Lenght Of Love" qui redonne un petit coup de fouet dans la dernière ligne droite grâce à son motif de guitare brûlant, et surtout le timide "Time To Be So Small", habilement flanqué de synthés discrets et alternant les ambiances et les sonorités avec une classe immense.
Avec Antics, en prenant le contre-pied quasiment intégral de Turn On The Bright Lights sans pour autant renoncer à ce qui personnalise sa musique, Interpol ne fait que démontrer l'évidence : oui, la cold wave peut survivre au décès de Ian Curtis, et non, on n'est pas forcément obligé de surenchérir dans la noirceur pour rendre honneur au genre. Ceux qui continuent à espérer (ou à désespérer plutôt) de voir en Paul Banks et ses trois collègues les légitimes héritiers de Joy Division ont absolument tout faux : Interpol est un groupe d'une complète modernité qui, sous l'apparente simplicité des airs et des motifs instrumentaux, développe une signature et une force émotionnelle sans grand équivalent dans toute la production rock contemporaine. Et même si les dernières livraisons en date (Interpol tout récemment) sont loin de surpasser (voir même d'égaler) le disque noir et le disque blanc, le groupe n'a pour le moment jamais dévié de sa ligne de route et ne s'est jamais prostitué sur les autels de la célébrité et de l'argent : rares sont les concurrents qui pourraient en dire autant. Vous l'avez compris, Antics est au moins aussi bon que Turn On The Bright Lights (et même meilleur selon certains, dont votre serviteur), et représente avec son aîné un dytique proche de la perfection. Rien que pour ce résultat phénoménal et pour les nombreuses perles qui ponctuent les albums suivants, Interpol gardera longtemps encore son statut de groupe culte. Un statut loin d'être immérité, cela va sans dire.
Pendant près de deux ans, Turn On The Bright Lights aura fièrement résisté aux multiples écoutes, sans jamais se démoder, sans jamais lasser : rares sont les albums qui peuvent se vanter de tenir aussi bien la route. C'est bien simple : le petit bijou sorti à la rentrée 2002 ne s'est jamais terni... tout du moins jusqu'à aujourd'hui. Car seul Interpol est capable de détrôner Interpol, c'est depuis le temps devenu une évidence. Et la sortie de ce Antics nous le prouve bel et bien ! Bon, admettons que pour l'entrée en matière, ce n'est pas tout à fait exact. Là où les premières notes de "Untitled" nous annonçaient clairement qu'il fallait voir Interpol comme un groupe à part, celles de "Next Exit" commencent peut-être un peu trop doucement et finissent par se perdre en chemin. La chanson n'est pas mauvaise, loin de là - on retiendra notamment les angoissants roulements de Samuel Fogarino sur des rires d'enfants -, mais soyons réalistes : il fallait bien en sacrifier une sur l'autel d'"Untitled". D'autant plus que la suite n'est qu'une succession de tubes, alors ne boudons pas notre plaisir ! "Evil" est une réussite dès les premières notes de basse, et c'est un succès dès que Paul Banks ouvre la bouche... "NARC", c'est avant tout LE riff de guitare qui hantera nos oreilles jusqu'à la fin de la chanson. Le très dansant "Slow Hands" - souvent considéré comme la meilleure chanson de l'album, opinion que je ne partage pas - nous prouve qu'Interpol est capable d'évoluer radicalement tout en conservant sa marque de fabrique. "Not Even Jail", quant à elle, témoigne d'une manière éclatante que la voix de Paul Banks - à la fois dans le timbre et dans le rythme imposé aux paroles - constitue pour bonne part l'âme d'Interpol - non mais écoutez-moi ce refrain ! D'ordinaire, quand on écoute un album, il y a des chansons qu'on aime bien, et il y a celles qu'on adore, celles où un petit passage de 20 secondes nous empêche de faire quoi que ce soit d'autre que se concentrer sur la mélodie, sur le rythme, sur le son... bref, on est scotché à la musique, on se délecte de la moindre note ! Je suis sûr que vous voyez de quoi je parle... Eh bien le problème avec Interpol, c'est que chaque chanson produit cet effet ! Elles apportent toutes leur lot de suprises, avec pour trame de fond les guitares qui s'entremêlent aux synthés pour produire de lentes montées irrésistibles, la basse et la batterie qui s'associent pour nous emmener sur des terrains plus sombres, et la voix bien sûr, parfaite du début à la fin. La maturité, elle était présente avant même leur premier album. La qualité, le véritable "son" Interpol, on l'a découvert il y a deux ans avec Turn On.... Restait juste à savoir si ce ne n'était qu'un coup d'éclat aussi brillant que passager, ou au contraire la première oeuvre d'un groupe capable de marquer de son empreinte le début du siècle... Avec Antics, sans vouloir être prophétique, je pencherai plutôt pour la seconde réponse !