Le trio de Teignmouth a cette particularité de susciter quelque chose allant au-delà de la simple opinion, chez ses fans comme chez ses détracteurs. On évoquerait plutôt ici une conviction passionnelle et viscérale, presqu’idéologique et qui le plus souvent flirte avec les souvenirs et les émotions les plus personnels, voire même les plus intimes, de - au hasard - n’importe quel chroniqueur live pour un webzine indépendant : Muse est certainement, au même titre que
Nirvana et les
Red Hot, l’un des groupes les plus importants de mon adolescence - et Dieu sait qu’aussi honteuse eût-elle été, personne ne saurait prendre à la légère une période aussi essentielle au développement et à l’épanouissement de chacun.
Ainsi, tout comme
Nevermind ou
Blood Sugar Sex Magik,
Origin of Symmetry et
Absolution comptent parmi les premières galettes payées de ma poche à avoir rejoint ma discothèque. Mon éveil musical s’est fait à l’écoute de “New Born” et autres “Stockholm Syndrome”, et dix ans durant j’ai suivi ce groupe jusque dans ses égarements les plus calamiteux - la BO de
Twilight, on en reparle ou bien ? Jusqu’alors, j’avais su tout leur pardonner, prétextant comme beaucoup que tant que Muse saurait rester une bête, que dis-je, un monstre lors de ses passages sur scène, j’étais prêt à passer l’éponge sur n’importe quelle incartade discographique servie par Matthew Bellamy.
Sauf que pour la première fois en dix ans, j’ai assisté à l’impensable : longtemps étiqueté comme l’un des meilleurs groupes live à tourner de nos jours, Muse a pourtant délivré en ce jour intercalaire un show bancal, entre fulgurances manifestes et maladresses paresseuses, loin de la grande époque des concerts dantesques auxquels le groupe nous avait habitués par le passé. Constat aussi chagrinant qu’irréfutable, Muse n’est en 2016 plus digne de son statut et semble avoir entamé, après une lente descente aux enfers sur disque, une chute inexorable vers la norme, vers le correct, après des années à avoir surfé sur l’épique et le mémorable. Mon cœur se brise encore davantage à l’écriture de ces mots, mais il est temps de se rendre à l’évidence : Muse a perdu le mojo.
The world is a stage
D’un autre côté, cette déchéance était-elle si imprévisible qu’on veut bien le croire ? Après tout, voilà près de quinze ans que Matthew Bellamy nous assomme avec des soi-disant concepts piochant à foison dans la dystopie orwellienne, l’asservissement par les machines ou encore la SF uchronique. Avec du recul, il paraît même miraculeux que Muse, non pas le groupe de studio mais le monstre du live, ne se soit pas empêtré plus tôt dans ses fumisteries conceptuelles. Et tandis qu’on nous annonçait en amont de la tournée un spectacle comparable à
The Wall de
Pink Floyd, on supposait que l’excentrique frontman, dont la mégalomanie n’a jamais autant transparu qu’au travers d’une scénographie à la géniale démesure, avait alors dans ses valises un show tout bonnement révolutionnaire - ou simplement une sacrée paire de couilles - pour s'autoriser une telle analogie. Et puis dans le fond, pourquoi pas ? Parce qu’après tout, avec trois gigantesques colonnes de LEDs ou une scène pyramidale colossale, les tournées associées à
The Resistance et
The 2nd Law n’avaient pas à rougir de leur stage design tout bonnement époustouflant.
On ne tarde pourtant pas à déchanter à la découverte d’un ersatz de la “griffe” du
360° Tour de
U2, les piliers en moins : la scène centrale fait ici pâle figure face à la démesure de moyens déployée pour celles conçues pour les tournées précédentes, et ce malgré l’écran circulaire ou la rangée de drones qui la surplombent. C’est d’ailleurs sur le morceau du même nom - probablement le plus dispensable de tout le catalogue du groupe - que ceux-ci se déploient et viennent virevolter dans la salle, chauffant le public à blanc avant l’arrivée du groupe. Le ballet des machines volantes interpelle et fait sourire, et on pense tout d’abord à une véritable idée de mise en scène novatrice et prometteuse. Et tandis que les hostilités sont déclarées d’entrée de jeu avec un “Psycho” ravageur, on réalise pourtant bien assez vite qu’il ne s’agira là que d’un gimmick ponctuel et sous-exploité, les drones passant la majorité de la soirée rangés bien au chaud et n’apparaissant qu’en de trop rares occasions - le jeu de lumières se voulant pourtant saisissant à chaque fois, en témoigne un “Supermassive Black Hole” délirant aux airs de psycho-trip futuroïde.
D’idées, Muse n’en manque pourtant pas. On est ainsi bluffé par le jeu de marionnettes opéré lors de “The Handler”, Bellamy et Wolstenholme endossant le rôle de pantins manipulés par le personnage-titre : s’opère alors sur des voiles déployés pour l’occasion un jeu de projections à la précision stupéfiante. Il ne s’agira pourtant que d’un bref éclat d’originalité au milieu d’un spectacle se limitant quasiment au seul va-et-vient du bassiste et du chanteur d’une extrémité à l’autre de la scène, ceux-ci peinant d’ailleurs à occuper convenablement l’immense espace scénique offert par cette dernière. Pire, en déléguant ses parties de guitare à Morgan Nicholls - sagement planqué derrière son collègue batteur au centre de la scène - sur “Starlight” et “Uprising”, Bellamy voit son aura totalement se dissiper et arpente la scène, l’air penaud, sans trop savoir quoi faire de ses mains. Bien loin des prestations enragées de l’ère Absolution, dont le cultissime live à Earls Court constitue un témoignage inestimable, le show se veut ici convenu et calibré pour le plus grand nombre, celui-ci s’affranchissant notamment des codes inhérents à la procession du live made in Muse et balayant de ce fait tout un pan de la mythologie du groupe pourtant instaurée en premier lieu.
Carte d'une épineuse problématique
Ainsi, tel un schizophrène désabusé, on se surprend à vibrer avec émotion à l’exécution impeccable et endiablée de morceaux aussi iconiques que “Plug in Baby”, “Time Is Running Out” ou “Knights of Cydonia” tout en conspuant les facéties absconses d’une setlist saugrenue. Il est en effet difficile de ne pas s’indigner du choix de certaines chansons, mais surtout de leur ordre et de leur agencement : “Plug in Baby” se voit ainsi expédié au bout de seulement dix minutes de set, “Supremacy” fait monter la sauce avant un temps mort malvenu imposé par un “Isolated System” inopportun, et l’hymnique “Starlight”, au cours duquel intervient par ailleurs un lâcher de “hullabaloons” bizarrement prématuré, se voit associé de manière on ne peut plus artificielle à un “Prelude” aussi incompatible que maladroit. Le set, qui comporte pourtant de nombreux temps forts, se voit ici plombé par de trop nombreuses incohérences venant briser le rythme d’un concert s'annonçant pourtant sensationnel sur le papier.
Car quoi qu’on en dise, Muse est toujours capable d’étonner, d’émoustiller, d’émerveiller même ; et tant pis si seuls les aficionados eurent la chair de poule à l’écoute du riff métallique de “Citizen Erased”, mais toujours est-il que la pièce maîtresse d’Origin of Symmetry résonna comme une déclaration d’amour au spectateur, un moment à l’intensité rare aussi inespéré que jubilatoire. C’est pourtant sur une pointe d’amertume que celle-ci se termine, puisque “Citizen” fera figure avec “Plug in Baby” d’unique rescapé pré-Absolution. Ni “Bliss”, ni “Muscle Museum”, ni même le pourtant incontournable “New Born” ne parviendront à se frayer un chemin jusque dans le set, le chef-d’œuvre intemporel de Muse semblant suivre la regrettable trajectoire de son prédécesseur, tragiquement occulté en concert depuis maintenant bien trop longtemps.
Et c’est alors que l’on remarque soudainement à quel point “Hysteria” brille par son absence que Muse choisit de clôturer son set avec “The Globalist” en lieu et place de, complètement au hasard, “Stockholm Syndrome” : de par ses longueurs et sa structure décousue, le morceau peine franchement à décoller et se veut tout bonnement incapable de conclure convenablement un set pourtant déjà inégal. C’est malgré tout sous les applaudissements que le groupe s’éclipse, faisant place une toute dernière fois au ballet de drones tandis que résonne de nouveau dans la salle la cantique polyphonique qui ouvrait plus tôt les festivités. Habituellement connu pour ses rappels multiples, c’est cette fois-ci pour un maigre rappel de seulement deux chansons que Muse remonte sur scène, entamant les dernières minutes avec un “Mercy” d’autant plus guimauvesque que celui-ci se voit repris en chœur par près de vingt mille personnes.
Il était une fois dans l’Ouest s’invite heureusement à la fête et annonce l’épique cavalcade caractéristique de “Knights of Cydonia” qui, comme toujours, termine la soirée sur un rush final majestueux après deux heures d’un concert en dents de scie - chose qu’on n’aurait jamais osé imaginer de la part de Muse il y a encore…
un an ?
Des années durant, ils étaient au sommet. Aux commandes d’une machinerie itinérante hors-norme, Muse avait su mettre le monde à genoux avec des superproductions live aussi grandiloquentes qu’éblouissantes. Dix ans plus tard, alors qu’il est en lice pour le titre de “groupe de rock fétiche de ceux qui n’en écoutent pas” face à Coldplay, Muse s’acquitte de prestations certes supérieures aux productions actuelles, mais terriblement fades et en-deçà des illustres concerts proposés auparavant. Englué dans une thématique qui échoue ici à enrichir durablement le spectacle, Muse peine à convaincre les initiés. Et tandis que les néophytes seront subjugués, les autres resteront sur leur faim, regrettant l’époque où Matthew Bellamy et ses comparses étaient effectivement les rois du monde. L’année dernière, je voyais un groupe à la hargne revigorée monter sur scène. Pensant dur comme fer assister au prélude d’une tournée somptueuse, j’ai réalisé soudainement près de dix mois plus tard, non pas que je m'étais trompé, mais que c’est bien une part essentielle de mon adolescence qui a disparu. Et honnêtement, ça fait chier.
Setlist : 1. Psycho - 2. Dead Inside - 3. Plug in Baby - 4. Supremacy - 5. Isolated System - 6. The Handler - 7. Stockholm Syndrome - 8. Supermassive Black Hole - 9. Prelude - 10. Starlight - 11. Citizen Erased - 12. Munich Jam - 13. Madness - 14. Undisclosed Desires - 15. Reapers - 16. Time Is Running Out - 17. Uprising - 18. The Globalist