
Ah, l’hiver et ses longues nuits, sa froidure et son vent à glacer le sang. Sa disette discographique. Vous l’avez noté, la rédaction d’Albumrock a tourné au ralenti le mois dernier, non par manque de motivation, mais parce que la période ne se prête pas aux sorties choc ni aux festivals brûlants. Tout au plus quelques actualités piquantes commencent-elles mollement à éveiller notre encéphale engourdi, prompts que nous sommes à aller siroter une tisane au coin du feu tandis que les éléments météorologiques se déchaînent au-dehors. S’il est difficile de dégoter une idée d’édito quand la matière musicale manque à ce point, l’affaire se corse encore davantage alors que d’autres baromètres s’agitent dans tous les sens et que la fureur populaire vient recouvrir le confortable ronronnement des fils RSS de nos médias spécialisés. Ces dernières semaines, les français auront eu bien du mal à dodeliner de la tête au son des riffs, assourdis par les sirènes médiatiques d’une réalité sensiblement moins triviale ou sensée l’être à l’heure où l’hexagone se prépare à élire celui - ou celle, mais ne crions pas au loup - qui aura pour devoir de tenir le gouvernail d’une nation au bord de l’implosion. Ces élections présidentielles, ce fameux grand rendez-vous bi-décennal entre le peuple et ses dirigeants, auraient pu redonner goût et espoir en leur pays à tous les abstentionnistes désabusés par cette succession de dirigeants incapables de redresser la barre d’un navire fonçant depuis des décennies sur un iceberg au vu et au su de tous. Oui, on pouvait encore espérer voir le jeu politique redorer son blason d’ici fin avril. Hélas, trois fois hélas, Pénélope est passée par là.
Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir joué les Cassandre dans l’édito de novembre, mais rien ne laissait prévoir une telle abjection, de quelque bord que l’on se positionne. On ne saurait même plus quoi conspuer en premier chef : la descente en flammes d’un soi-disant chevalier blanc de la politique qui se révèle en définitive ni pire, ni meilleur que la moyenne des politicards professionnels mais qui a eu le toupet de se placer lui-même au-dessus de la nasse, les largesses ahurissantes d’un homme déclarant son état en faillite mais puisant abondamment dans les deniers publics et précipitant ainsi la faillite en question, l’exquise mise à nu d’une déconnexion totale entre les élites et le peuple qu’elles sont censées servir, ou le “tous pourris” qui pointe plus que jamais le bout de son nez quand on pense aux centaines de milliers d’euros possiblement détournés, qui par l’une via le parlement européen, qui par l’autre via le ministère de Bercy, et l’on craint déjà le prochain scandale, réel ou imaginaire.
Mais si l’on sait le système étatique français vérolé jusqu’au trognon, nul besoin de nous mettre le nez dans les étrons du couple Fillon ad-nauseam, à longueur d’antenne ou de pages. Cette vindicte journalistique hypocrite qui nous a été assénée sans ménagement, bramée par d’opulents donneurs de leçon, ces mêmes scribouillards qui auraient théoriquement été les plus susceptibles de dénoncer les dérives en question depuis des décennies mais qui se sont bien gardés de le faire afin de ne pas mettre à mal leurs propres avantages et qui de fait ont passivement participé à cette gabegie, agace son monde mais ne dupe personne. Partout ce ne sont que connivences entre organes de presse et partis politiques, entre candidats à la fonction suprême et magnats de la finance, et pendant ce temps-là le bateau prend de la vitesse sans que personne ne s’échine à en changer de cap. Oui, il y a quelque chose de pourri dans ce royaume, et nul besoin de brandir de fumeuses théories du complot pour s’en persuader. On peut donc a minima remercier Pénélope d’avoir ainsi donné prétexte à ce grand déballage, même si on eût préféré que celui-ci eut lieu en des heures moins sensibles pour l’avenir de notre pays et avec un minimum de décence de la part des accusés comme des accusateurs. Car ne nous leurrons pas : jamais le spectre des extrêmes n’aura étendu son ombre aussi densément sur la France, et si certains se demandent encore à qui peut bien profiter le crime, d’autres se frottent déjà les mains en accueillant à bras ouverts la kyrielle d’électeurs écœurés par cette gabegie. Bref, refermons cette longue parenthèse politologique, et espérons que nous n’aurons pas à regretter les retombées de ce déplorable Penelopegate.
Refermons-la, car après tout, qu’est-ce que le rock peut bien avoir à faire avec la politique ? Bien que la passerelle puisse sembler étroite entre les deux entités, bien que l’on ne puisse dénombrer les groupes étiquetés “engagés” - un terme qui d’ailleurs possède une signification bien différente en France et à l’étranger -, bien que les Inrocks n’hésitent pas à se revendiquer désormais comme un authentique organe de presse politique - la Jupémania, n’est-ce pas ? - au point même que le mag peut être déniché dans certaines maisons de la presse aux côtés de Marianne, L’Obs et autres Point et Express, non, le rock n’a aucun rapport, ou en tout cas ne devrait avoir aucun rapport avec la politique. Comme j’entends déjà nombre de contestations s’élever, il va falloir préciser ce propos et le détailler, car dans les faits, l’affaire est loin d’être aussi simple.
En premier lieu, le rock, c’est de la musique, donc de l’art, et l’art ne se plie, ou en tout cas ne devrait se plier à aucune idéologie politique, quelle qu’elle puisse être et aussi bonne fût-elle. Par politique, on entend bien “qui a rapport aux affaires publiques, au gouvernement d’un État, ou aux relations mutuelles des divers États”. Ce faisant, le rock perdrait sa fonction artistique pour se muer en simple vecteur de pensée voire de propagande. Cette remarque est cependant biaisée dès lors que cette forme particulière d’art perd de sa substance en se voyant soumise aux lois du marché. En clair, puisque faire du rock revient quelque part à vendre des disques, la matière artistique elle-même abdique sa valeur au profit d’une certaine notion de consumérisme. Ceci dit, Picasso et Léonard de Vinci eux-mêmes devaient bien vivre de leurs toiles, et en ce sens, l’argument ci-dessus s’avère on ne peut plus fallacieux. Il n’empêche : le dessein idéologique nuit à la portée voulue universelle du rock en tant que forme d’art car s’adressant dans ce cas à une frange du public, celle qui sera touchée par l’idée véhiculée, plutôt qu’à la planète entière sans aucune forme de discernement. Pire, l’atour artistique pourrait se retrouver réduit à enrober la pensée politique, devenant un simple faire-valoir qui se subordonnerait à la fin recherchée.
Si le rock n’a à proprement parler pas sa place en politique - à une exception près, on y reviendra -, cela ne signifie en revanche nullement qu’il n’a aucun rôle social. En clair : s’il n’a pas vocation à proposer des solutions matérielles concrètes à des problèmes de société, il peut en revanche participer à la dénonciation des injustices, voire à la transformation de ladite société en dénonçant ses travers et en se rebellant contre eux. Se battre pour la cause féminine, pour la libéralisation sexuelle, contre le conservatisme et le dogmatisme, contre la guerre, voire même - surtout en ce moment - contre les dérives politiciennes, voilà des causes dignes d’être embrassées avec une guitare en bandoulière. De la protest song dylanienne aux pamphlets punks de la west coast, il existe tout un pan du rock qui s’engage activement dans la lutte contre l’oppression de la jeunesse, sous quelque forme que ce soit. Mais encore une fois, la dénonciation des injustices n’est nullement synonyme de promulgation d’idées économiques et/ou sociales visant à faire disparaître lesdites injustices. En l'occurrence, il est bon que le rocker puisse rester à sa place, celle qui est de mettre en musique les sentiments qui l'animent vis-à-vis de la société, colère, haine, mélancolie, désabusement, dégoût, mais aussi parfois bonheur et félicité, plutôt que de s’élever à une fonction pour laquelle, autant parler crûment, il ne possède ni la légitimité, ni les compétences.
D’autant que le rock engagé politiquement va forcément se heurter à ses propres contradictions, cf Rage Against The Machine qui véhicule un discours assez proche de l’idéologie marxiste mais dont les membres roulent sur l’or et n’ont d’ailleurs pas hésité à reformer brièvement leur association il y a quelques années de cela pour renflouer leurs comptes en banque en prônant la révolte contre le système financier. Ironiquement, le phénomène est tout aussi vrai quand on se place du côté des auditeurs : on connaît même des traders fans de Green Day ! (Anecdote certifiée véritable par la rédaction). En revanche, certains groupes puisent leur force de frappe dans les injustices qu’ils entendent conspuer et ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes lorsqu’ils n’ont plus personne sur qui taper. Pensez que ces mêmes Green Day ont tout de même pondu la pire trilogie discographique de tous les temps sous l’ère Obama, tandis qu’American Idiot n’aurait certainement pas été aussi bon si George W. Bush n’avait pas mené une politique aussi inique. Quelque part, ce serait sans doute là l’une des seules raisons de se réjouir de l’arrivée de Donald Trump au Bureau Ovale : à l’évidence, nous n’aurons pas à manquer d’excellents disques de punk-rock durant les quatre années à venir.
En définitive, l’une des seules batailles politiques susceptibles d’être menées sans compromission par les groupes de rock est la dénonciation de la guerre sous toutes ses formes. Neil Young, John Lennon, Joan Baez, Black Sabbath ont notamment critiqué la guerre du Vietnam, bien qu’en définitive, les chansons non engagées mais enracinées dans le terroir et porteuses de valeurs populaires, comme celles de Creedence Clearwater Revival, ont certainement servi davantage la cause du pacifisme que les pamphlets frontaux condamnant l’engagement américain en Asie. Quant à System Of A Down, on les a vus militer pour la reconnaissance du génocide arménien par les instances étatiques du monde entier. Remarquons qu’il s’agit là de causes universelles, supranationales, dépassant le simple cadre quotidien de l’auditeur et du musicien moyen. Par ailleurs, qui dit dénonciation de la guerre peut également vouloir dire engagement pour la paix dans le monde et entreprise humanitaire, et à l’inverse on tombe ici dans l’un des pires travers du rock system. Vous savez pertinemment de quoi il retourne : ces entreprises lénifiantes visant à enregistrer le single / l’album le plus fleur bleue possible afin de récolter quelques subsides pour le Biafra / l’Ethiopie / le Rwanda, etc. S’il est vraiment difficile d’adhérer au discours musical en tant que tel, il est d’autant plus dur d’appréhender les causes qui poussent des types pleins aux as à demander à leurs fidèles de mettre la main au portefeuille, y compris pour la bonne cause. En un sens, on préfère sans doute voire Bono s’investir personnellement à l’ONU pour s’insurger contre les guerres que de devoir supporter la paix dans le monde en achetant un album caritatif de U2 - chose qu'ils n'ont fort heureusement jamais encore fait - qui rivaliserait de lieux communs gluants de bien pensance.
Donc le rock peut être rebelle, mais pas politique. Ce qui ne signifie nullement que les rockers ne cèdent pas eux-mêmes aux sirènes de l’arène politique, cf l’exemple caricatural de Bruce Springsteen, fervent et actif soutien de la cause Démocrate - et de John Kerry en son temps - aux Etats Unis. Cela constitue-t-il pour autant un gage de qualité artistique ? À l'évidence non si l'on s'en tient au Working On A Dream de ce même Boss dédié à la vision politique de Barack Obama et qui n'a pas vraiment marqué les esprits, c'est le moins que l'on puisse dire. D'ailleurs, l’engagement des rock stars aux côtés de leurs icônes idéologiques a quelque part un côté un peu décevant… avouons-le, nous avons tous été contrariés en apprenant les idées ultra-conservatrices de Jesse Hughes aux décours de l’attentat du Bataclan ou les penchants extrémistes nauséabonds de Phil Anselmo. Mieux aurait sans doute valu les ignorer pour pouvoir continuer à apprécier sans prise de tête le rock épicurien des Eagles Of Death Metal et le metal sudiste de Pantera - Down qui, encore une fois, ne laissent nullement transparaître la pensée politique des frontmen incriminés. Inversement, une rock star se déclarant ouvertement démocrate ne prend-elle pas le risque de s’aliéner la frange républicaine du public américain, quand bien même ses idées politiques ne transparaissent pas dans ses textes ? D’autant que certains hommes politiques eux-mêmes n’hésitent pas à exploiter sans vergogne le capital sympathie dont jouissent ces artistes qui s’adressent plus facilement qu’eux à la jeunesse pour asseoir leur électorat. Par ailleurs, le soutien actif à un parti n’a résolument rien à gagner à se muer en une hostilité ouverte envers le parti adverse, cf les concours d’insultes qui germent sur Twitter afin de tenir la dragée haute à un Trump maître en la matière et jouant sur cette surenchère, insultes qui, pour défoulantes qu’elles puissent être, ne contribuent évidemment pas à l’élévation des débats et encore moins à l’avancement de la cause.
Reste le cas franco-français qui, par bien des côtés, s’avère on ne peut plus singulier. Car qui dit rock français, ou plutôt rock en langue française, dit rock engagé et politisé. Regardez les fers de lance que sont - pardons, qu’étaient - Trust, Téléphone, Noir Désir. Regardez plus encore - et de façon autrement plus caricaturale - No One Is Innocent : tous affichent ouvertement leurs opinions et leur appartenance politique. Dès lors, faut-il s’étonner de l’évolution de la ligne rédactionnelle des Inrocks ? Faut-il s’étonner de la longévité record de la Fête de l’Huma alors même que le PCF se voit réduit à sa plus simple expression politique ? À l’évidence, le rocker français se plaint, revendique, dénonce, accuse, mais il s’engage également, et ce faisant, outrepasse sa simple vocation d’entertainer. Libre à chacun de considérer ce particularisme hexagonal qui, il est vrai, a pris un sérieux coup de plomb dans l’aile en même temps que la langue de Molière a disparu des salles de concert de rock au cours des quinze dernières années. N’empêche : à l’heure où le français commence à doucement reprendre ses droits au micro, sans doute cette question, non pas de la politique, mais de la dénonciation des malversations politiciennes, mériterait-elle d’être posée, cette fois-ci sans parti-pris idéologique. Pour que cesse cette inimité entre le peuple et ses élus, il serait temps de protester contre ces crapuleries afin qu’une bonne fois pour toute table rase soit faite. Un vœu pieux, sans aucun doute. En attendant des lendemains qui chantent, allez voter et écoutez du rock n’ roll, qu'il soit engagé ou non.