Deep Purple
=1
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Les vieux et les collectionneurs sont des cons et leur présence encombre le monde
Le temps aidant, je me suis rendu compte que la délicate métaphore (ou périphrase) de Chaval (auteur du recommandable Les Oiseaux sont des cons en 1964) était transposable à d’autres catégories d’êtres vivants. Ou survivants. Comme les vieux et les collectionneurs, par exemple. Ou les vieux collectionneurs pour simplifier.
Parce que, finalement, tout est (au moins un peu) la faute des vieux et des collectionneurs.
A titre d’exemple, considérons notre musique tant aimée.
C’est à la fin des sixties que le format "album" a fini par supplanter le single dans le monde alors florissant du rock. Ce "grand remplacement" a bouleversé le modèle économique en lui-même. Les firmes de disques ont imposé à leurs musiciens (artistes, poulains ou marionnettes) de sortir un "album" (entre trente et quarante minutes de musique) a un rythme régulier (idéalement chaque année).
Si le premier effort d’un groupe était souvent le résultat de plusieurs années de travail préparatoire, le rythme annuel est ensuite devenu un enfer pour ceux (la majorité) qui n’avaient pas une imagination suffisamment fertile. Obligés de composer sur la route, durant des tournées interminables, les musiciens ont fréquemment accouché d’opus qui ne valaient guère tripette. C’est pour cette raison que les étagères des vieux collectionneurs sont remplies de disques qui n’ont jamais été écoutés en intégralité et que plus personne n’écoutera probablement jamais.
Alors que le monde se digitalise et à l’heure où les jeunes consommateurs de musique confient à des algorithmes (plus intéressés par la capture de données personnelles que par la chose artistique) le soin de sélectionner ce qu’ils vont adorer, le modèle des albums physiques a pris des allures de rituel païen rescapé du mésozoïque.
Pour faciliter le réflexe d’achat, les mercantis inventent des artifices toujours plus amusants dont le coffret collector fait assurément partie. Dans la boîte en carton, Il y a le CD, puis encore le CD (mais dans un format sonore "spatial"), puis un DVD qui montre le groupe en train d’enregistrer le CD, puis le CD en deux vinyles, puis des vinyles avec des versions live de vieux titres et un faux inédit, un t-shirt, deux plectres, un poster en carton, trois cartes à jouer, une bille, un programme de concert et les lyrics en grand format.
Sous les aspects un peu idiots de ce barnum commercial, il y a, tout au fond, une "œuvre" composée par de vieux artistes que le vieil acheteur a adorés naguère. Ou jadis.
Comme l’écrit finement le polémiste Didier Balducci, (éditions Mono-Tone), le rock est mort mais son cadavre encombre le monde (et – c’est moi qui ajoute – les armoires de ces cons de vieux collectionneurs). Ce qui est rock n’est plus neuf et ce qui est neuf n’est plus rock. Voilà qui explique la présence malaisante dans les salles de concerts de tous ces birbes aigris, impotents et souvent neurasthéniques (1).
Alors, parlons longuement d’un vieux groupe
Deep Purple (qui compte 56 années d’existence) ne facilite évidemment pas les choses. Si ses fondateurs avaient respecté le rituel sacré du début des seventies, ils seraient tous morts et enterrés dans la zone du cimetière réservé au Club des 27. Ça nous aurait fait un peu de place pour disputer d’autre chose et on aurait pu se contenter de mentionner leur existence passée tous les dix ans en sortant un double live très moche mais inédit.
Où va le monde ? Les vieux cons ne respectent plus les traditions. Ils survivent. Ils s’accrochent à l’existence avec leurs vieux doigts griffus. Ils monopolisent les studios d’enregistrement. Ils squattent les rayons des magasins de disques virtuels et physiques. Et ça pose un sérieux problème. Parce que, depuis Now What ? (2013), Deep Purple enquille les excellents albums.
D’excellents albums que la plupart des vieux collectionneurs écoutent une seule fois avant de les ranger à la lettre "D" et de se repasser une compilation des années soixante-dix.
On quitte alors la métaphore et la périphrase pour gagner le paradoxe.
Justement. Le paradoxe fait que je n’ai jamais pu supporter Ritchie Blackmore (et son personnage égotique). Par conséquent, je ne me suis intéressé que très tardivement à Deep Purple. Et je suis devenu fan d’une version très "récente" (Mark VII).
Alors, même si le rock est mort, l’industrie des pompes funèbres peut, en ce qui me concerne, continuer à tourner à plein régime. Tant que ce groupe en particulier sortira des albums de la qualité de =1.
Ti Ti Ti Taaa Taaa Taaa Ti Ti Ti (2)
Artistiquement, le départ de Steve Morse a fait plus de mal à Deep Purple que le départ de quiconque. Après huit albums avec les Anglais, le troisième guitariste du groupe, a fait ses valises pour rentrer définitivement aux États-Unis et partager les derniers jours de son épouse atteinte d’un cancer létal.
Il faudra un jour que les musicologues se penchent sérieusement sur le jeu délirant (et immédiatement identifiable) de cet anti guitar-hero modeste, élégant et souriant qui a illuminé de ses gammes progressives et inédites le crépuscule du dernier survivant des groupes fondateurs du hard-rock (3).
Et de quatre
Le quatrième guitariste du groupe, le Nord-Irlandais Simon McBride (un gamin né en 1979), évolue dans un registre plus classic rock bluesy et certainement moins perché que son prédécesseur. Sur ce premier album avec le Pourpre, il joue fréquemment dans des tonalités familières qui ressuscitent le spectre de son compatriote Gary Moore.
Ambassadeur des guitares PRS, Simon sonne parfois comme un professeur privilégiant naturellement les gammes aux accents académiques.
La musique de Deep Purple s’en trouve forcément modifiée, que ce soit en termes de structures (il n’est plus nécessaire de réserver des espaces inédits pour les délires de Steve Morse) qu’en termes de musicalité. Le seul titre qui fait clairement exception à cette règle nouvelle est le progressif "Bleeding Obvious" qui clôture brillamment =1. Mais ça reste une exception.
Tout est dans tout et ce tout est le grand "1"
Comme le suggère le titre de l’album, l’univers formerait un ensemble qui est unitairement contenu dans le premier nombre entier naturel. Deep Purple est effectivement devenu une entité qui agit et fonctionne sui generis sans qu’aucun de ses membres (ou presque) ne se pose en potentat.
La section rythmique est restée ce qu’elle est depuis des lustres : une forteresse sonique inébranlable que seule la mort d’un des deux musiciens pourrait fissurer. Qui de Roger Glover ou de Ian Paice partira le premier ?
La voix très fatiguée de Ian Gillan est, quant à elle, devenue une marque de fabrique, à tel point qu’il est devenu difficile d’imaginer cette musique interprétée par un hurleur au sommet de ses capacités vocales.
Quant au nouveau six-cordiste il n’est pas fait d’un bois révolutionnaire mais il assure son boulot (en studio comme sur scène) et respecte son précieux héritage…
Reste Donald Don Airey. J’ai déjà écrit dans ces pages combien j’admirais ce bonhomme, fan de Dave Brubeck, devenu avec le temps le gardien définitif du Temple des Claviers. Prodige éclairé, magicien inspiré, virtuose discret, il est devenu la clé de voûte de la cathédrale de son que Deep Purple produit depuis très longues années sous la houlette complice de Bob Ezrin. Alors que les claviers ont souvent été utilisés comme des enluminures, la musique intemporelle d’Airey est devenue, en solo comme en nappes, le ciment et la marque de fabrique de la maison Purple. En particulier, la combinaison (initiée en son temps par Jon Lord) entre un orgue Hammond un double cabinet Leslie et un ampli Marshall, fait des merveilles. Des merveilles surannées. Mais des merveilles.
La performance vaut d’être soulignée : il n’y a aucun filler encombrant tout au long de l’album qui brille également par un artwork extrêmement épuré.
Il y a certes trois singles évidents, "Portable Door", "Pictures Of You" (à l’excellente coda) et "Lazy Sod", mais tous les autres titres sont parfaitement "défendables". Avec le temps, la préférence ira probablement à "Show Me", la plage introductive, au mélodieux et ironique "Old-Fangled Thing" (sublime dialogue entre la section rythmique et les claviers), puis aux délicieuse ballades "If I Were You" (avec son joli final choral) et "I’ll Catch You" (à la mélodie imparable).
Il ne faut certainement pas chercher chez Ian Gillan un auteur qui sera un jour publié dans la Pléiade. Ses textes, parfois ironiques, parfois nostalgiques, ont toujours évoqué des petites tranches de vie plutôt quelconques, sans emphase ni connotation philosophique particulière.
Mais, à sa façon, l’homme sait assurément y faire.
Ma valise est toujours prête
Les clés sont sur le contact
Tu peux sauter quand tu veux
Je t’attraperai dans mes bras
Né d’un Big Bang imaginé par un chanoine belge, l’univers forme un tout unitaire (=1) dont l’âge estimé serait de l’ordre de 13,82 milliards d’années. Est-ce que ça vaut vraiment la peine de se chamailler pour quelques dizaines d’années ?
Je vous laisse méditer sur le sujet et je m’en vais réécouter… (4)
(1) Je comprends les petits rockers qui, après avoir dû se farcir leurs grands frères puis leurs pères dans les concerts doivent aujourd’hui supporter leurs grands-pères. Avec leurs béquilles, leurs trépieds pliables, leurs places numérotées, leurs chaises roulantes et leurs bouchons d’oreilles. Cette pénible réalité m’a explosé à la tronche très récemment, lorsque j’ai lu un commentaire posté sur AlbumRock par un jeune fan de métal (dont j’admire et révère sincèrement la jolie franchise) : "Je vais taper directement dans le lard : ce qui m'a le plus dérangé, c’est l'ambiance générale de la foule. Je suis jeune (20 ans) et l'âge moyen est plus vieux. Ce soir-là, la présence massive de "vieux" a rendu l'atmosphère très stérile... Car c’est une foule qui ne chante pas et qui reste purement spectatrice." Lorsque j’avais 20 ans j’allais voir des groupes qui avaient vingt ans. Vingt-cinq maxi. Je suis né la même année que Bruce Dickinson, Prince ou Madonna. Et, quand je me rendais à des concerts rock, il n’y avait jamais de vieux pour m’encombrer la fosse. Si j’étais gamin en 2024, je ne supporterais probablement pas ce métissage et j’irais m’éclater avec des musiciens de ma génération. Aller voir le même groupe que (feu) ma grand-mère ? La super tehon ! Virez les vieux avant de devenir vieux, petits rockers ! Pendez-les tant qu’il y a des arbres !
(2) Pour ceux et celles qui ont la référence, c’est du Morse.
(3) Puisque la tradition journalistique veut que l’on cite généralement Deep Purple, Led Zeppelin et Black Sabbath, tout en oubliant les autres et, principalement, Uriah Heep (qui vit encore et n’a de comptes à rendre à personne).
(4) Je réserve la suite à votre imagination fertile ! Les meilleures suggestions postées sur AlbumRock seront récompensées par mon ancestrale gratitude et par un CD physique de mon propre petit groupe de vieillards chenus !
Je remercie sincèrement ceux et celles qui me lisent et me corrigent avant publication. Leur sens critique m'est vraiment précieux.