Alice in Chains
Rainier Fog
Produit par Nick Raskulinecz
1- The One You Know / 2- Rainier Fog / 3- Red Giant / 4- Fly / 5- Drone / 6- Deaf Ears Blind Eyes / 7- Maybe / 8- So Far Under / 9- Never Fade / 10- All I Am
Le temps passe, les gens meurent mais leur souvenir demeure. C’est ainsi que ce sixième album d’Alice In Chains est arrivé dans les bacs le jour même de l’anniversaire de Layne Staley qui, s’il avait encore été de ce monde, aurait eu cinquante-et-un ans. Emporté précocement par son addiction à la drogue, le chanteur blond à gueule d’ange fait planer son fantôme sur Rainier Fog, disque qui renoue avec l’âme et l’environnement de Seattle tout en cherchant à surmonter le douloureux passé du groupe pour mieux lui survivre. Car avec trois réalisations impliquant Staley et trois autres William DuVall derrière le micro, la balle se trouve en quelque sorte remise au centre, et l’on comprend bien que l’avenir du carré de Washington se déséquilibrera automatiquement en faveur du métisse canadien. En cela, Rainier Fog se devait de demeurer fidèle aux fondamentaux du groupe tout en achevant sa mue. Un exercice d’équilibriste savamment maîtrisé par Jerry Cantrell et sa bande.
Il est étonnant de constater que les trois dernières réalisations du groupe - à savoir toutes celles enregistrées après le décès de Staley -, bien que chapeautées par le même Nick Raskulinecz, réussissent chacune à développer des ambiances sonores sensiblement différentes, preuve de l’immense qualité technique du producteur mais aussi de la science instrumentale de Cantrell. Arrivé en pleine Loundness War, Black Gives Way To Blue développait un son massif, épouvantablement pesant. The Devil Put Dinosaurs Here, presque aussi pachydermique, se parait quant à lui d’atours psychédéliques hébétés. Rien de tout cela avec Rainier Fog qui revient à des abords plus rêches, plus rouillés, infusant son heavy metal glauquo-mélodique dans les intempéries glaçantes de Rain City - comme on surnomme Seattle. De fait, c’est la première fois qu’Alice In Chains choisit de remettre les pieds dans la capitale du Grunge depuis 1995, quand le “tripode” (autre nom donné à son éponyme) avait été couché sur bande dans le même Studio X. C’est à partir de là que le groupe aurait dû poursuivre sa trajectoire, entamer une tournée, composer un autre disque, etc., mais la lente déchéance de Staley en aura décidé autrement. Et il aura fallu vingt-deux longues années pour en revenir à ce point de rupture, le temps pour Cantrell de ne pas se faire taxer d’opportunisme ou de nécrophilie en poursuivant sa carrière sans son meilleur ami défunt. En clair, jamais Alice In Chains n’a été aussi près de tourner cette éprouvante page de son histoire.
Tout d’abord grâce à la place enfin signifiante que prend William DuVall sur Rainier Fog. Lui qui se voyait jusqu’à présent cantonné au rôle du remplaçant fantôme de Staley, tandis que Jerry Cantrell tirait toute la couverture à lui en termes de chant lead, de guitare et de compositions, commence à prendre une importance de poids. C’est à lui que l’on doit - à la plume et au micro - les meilleurs morceaux de l’album : le dépressif “So Far Under” nimbé dans son chromatisme mortifère, et le poppy “Never Fade” avec ses power chords racés et son chorus en rotation sur lui-même. Mais il apporte également son grain acide au surpuissant “Rainier Fog”, titre coécrit avec le Guns Duff McKagan évoquant le Mount Rainier qui domine Seattle et le brouillard qui l’habite en permanence. Alice In Chains signe ici un riff monumental, une vraie ode à sa ville, au grunge et à ses icônes tragiquement disparues -, Staley, mais aussi Kurt Cobain, Andrew Wood, Chris Cornell. Dès lors, on sent que le métisse se pose bien plus que comme un faire-valoir pour le groupe, auparavant à peine digne de tresser ses secondes voix sur l’organe de Jerry Cantrell. Si nous sommes encore loin de la bicéphalie qui constituait la règle lors des 90’s, on sent néanmoins que le rapport de force se rééquilibre vers le groupe au détriment de l’individu, et c’est déjà énorme.
Rainier Fog, tout comme ses deux prédécesseurs, se montre bien plus qu’un disque de transition. En dépit d’un petit ventre mou central - tout petit, avec le blues morbide de “Drone” et le down tempo un peu trop téléphoné de “Deaf Ears Blind Eyes” -, l’album témoigne d’une effarante robustesse. On la retrouve sur le tétanisant “The One You Know” qui ouvre le bal, avec ses coups de masse cadencés (épatant Sean Kinney) et son contraste couplets dissonants - refrains libérateurs, réussite qui cristallise à elle seule toute la maîtrise et le savoir-faire mélodique de Jerry Cantrell. Les recettes ont beau être éculées, l’âme d’Alice parvient toujours à les réassaisonner au goût du jour sans que l’on n’ait l’impression de subir une redite. En termes de rock heavy, “Red Giant” se pose comme un monstre effrayant qui dévore sans vergogne l’héritage sabbathien, gouleyant comme une rasade de plomb en fusion. Mais n’oublions pas qu’Alice In Chains excelle tout autant dans la puissance que dans l’épure, et si la power ballad “Fly” n’est sans doute pas la plus réussie du groupe (on lui préférera “Voices” ou “Your Decision” pour ses alter-egos les plus récents), elle ne démérite nullement tout en laissant briller de mille feux la grisante “Maybe”, pour le coup emprunte d’un optimisme et d’une lumière que l’on voit peu chez les américains. Quant à “All I Am”, elle clôt le disque en beauté et en noire majesté.
Rainier Fog est une superbe réussite tout autant qu’une nouvelle pièce de choix dans la discographie d’un groupe inattaquable sur quelque plan que ce soit. Presque trente ans après sa création, Alice In Chains fait montre d’une longévité effarante, certes tempérée par une production numérique moindre qu’un alter ego comme Pearl Jam. Mais quantité n’a jamais rimé avec qualité - n’est-ce pas Mr Vedder ? -, et s’il faut encore attendre cinq ans pour pouvoir goûter aux nouvelles chansons du gang de Seattle, nous, on signe tout de suite. En espérant que William DuVall volera enfin de toutes ses ailes et parviendra à supplanter à sa manière l’ange déchu dont il a la lourde tâche d’assurer l’héritage. So long, Layne, tu peux reposer en paix : ton groupe est entre de bonnes mains.