All things Must Pass
Je suis venu au monde en février 1958, dix mois avant que le rock ne fête ses trois années d’existence.
Durant les années soixante, j’ai vécu (dans le désordre et parfois sans le savoir) en compagnie des Beatles et des Rolling Stones, de Bob Morane et de Bob Dylan, des mini-jupes de Mary Quant et des parkas M51 des Mods, de P.K. Dick et A.E. Van Vogt, des premiers délires de Pink Floyd et de la boue de Woodstock, du mur de Berlin et de la peur maladive de l’atome.
A l’instar de tous les êtres âgés, je ressens de plus en plus souvent l’envie de partager / transmettre certains souvenirs (rock en l’occurrence). C’est comme si une alarme s’était mise à résonner dans mon vieux cerveau. Ce sont peut-être simplement des acouphènes. Je ne sais pas.
Est-ce que tout cela est vraiment vrai ? Difficile à dire. Depuis le début du XXIème siècle, les scientifiques soutiennent que le fait de se souvenir de quelque chose rend le souvenir en question labile, fragile et vulnérable aux interférences…
En d’autres termes, le souvenir est un "sachet de frites – mayonnaise". Les frites sont la vérité ; la mayonnaise incarne cette petite dose de mauvaise foi qui donne du goût à la vérité.
Episode 2 – William John Clifton Haley (dit Bill)
Date : mercredi 01 janvier 1964 aux alentours de 14h00
Lieu : Nandrin - Belgique
Prix de l’objet : 12,70 nouveaux francs (1)
Contexte géopolitique et culturel
Nandrin est l’archétype du village rural du Condroz, cette zone géographique en forme de zizi qui pénètre la Wallonie d’Ouest en Est. La région a toujours été calme. Même si leurs ancêtres, réputés au combat et opportunistes, avaient servi Rome durant la guerre des Gaules, les Condruzes contemporains sont des gens pacifiques et paisibles que la musique sauvage intéresse peu.
Contexte musical
Pourtant – et il faut vraiment se pincer pour le croire – Nandrin a été, dès 1994, un furieux bastion de la musique du Diable (2) ! On y a vu, dans une prairie en pente, ZZ Top, Iggy Pop et ses Stooges, Robert Plant, Deep Purple, Canned Heat,… Pas des cover-bands pourris. Les vrais survivants ! De purs moments de délire(s) et de décibels en liberté qui ont été dévastés, en 2004, par une tornade aux allures de vengeance divine. L’organisation s’en est trouvée ruinée.
Histoire vraie
Le hasard fait que c’était déjà à Nandrin, mais trente ans plus tôt, le premier jour de janvier 1964, que j’ai été initié au rock. Ca a explosé ma vie.
Jusqu’alors, les choses étaient simples : je grandissais paisible et insouciant.
Bref. Ce premier jour de janvier 1964, ma famille s’était transportée à Nandrin pour présenter ses "bons vœux" à ma grand-tante et à mon grand-oncle. Celui-ci, un énorme flamand catholique, taciturne et misanthrope, prénommé Florentinus. Pour éviter toute confrontation, les miens occupaient la table de la salle à manger tandis que le "grincheux", la bouffarde en écume au bec, campait seul dans le salon, silencieusement affalé dans un grand Chesterfield de contrebande. Il regardait la télévision. En cet âge lointain, la télévision était un objet encore rarissime. Le programme en Eurovision du premier jour de janvier était immuable : concert du Nouvel An en direct de Vienne puis sauts à ski depuis Garmisch-Partenkirchen.
Rien ne permettait de penser que le gros homme engoncé dans son fauteuil était un motard averti qui, coiffé d’un Cromwell rouge et blanc, occupait ses loisirs à semer la terreur en side-car sur les routes de campagne.
Ce jour-là, j’ai échappé à l’attention du clan et je suis allé me percher sur l’accoudoir du Chesterfield. Florentinus a grogné. La télévision jouait une valse lente. Par politesse, j’ai dit : "C’est quand même une jolie musique !". Mon grand-oncle m’a foudroyé du regard avant de grommeler : "Ce n’est pas ça, la musique !". Il s’est levé d’un bond et a transporté ses 130 kilos jusqu’à un grand meuble en bois massif duquel il nous était interdit de nous approcher. Derrière les portes du bahut se cachait le nec plus ultra de la technologie sonore du moment : un tourne-disque à courroie Telefunken (16-33-45-78 tours). Florentinus a posé un vinyle sur la platine, a déposé la tête de lecture sur le sillon et a poussé le son monaural au maximum.
Mon monde a explosé.
One, two, three o'clock, four o'clock, rock
Five, six, seven o'clock, eight o'clock, rock
Nine, ten, eleven o'clock, twelve o'clock, rock
We're gonna rock around the clock tonight
Mes parents se sont bouché les oreilles. Florentinus a esquissé un grand sourire (je n’avais pas le souvenir d’avoir vu ses dents avant) et s’est lancé dans un pas cadencé de Lindy-Hop, l’ancêtre swingué (et classieux) du rock’n’roll binaire.
Je n’ai rien compris, mais j’ai adoré. C’est dans cette étrange confusion que s’est déroulé mon dépucelage musical. Les semences de la musique du Diable se sont aussitôt répandues dans mon cerveau où elles ont germé et prospéré. J’ai retenu le nom "Bill Haley" et le terme "rock’n’roll". Je n’avais jamais entendu ni l’un ni l’autre auparavant.
C’est devenu ma religion (3). Mais ça a aussi été ma première guerre familiale. Il était hors de question de m’offrir un pick-up et – surtout – des disques portant la marque de la musique maudite. Comme la radio nationale ne diffusait jamais des rythmes binaires (4), j’ai dû longtemps me contenter du souvenir confus de ma première écoute.
Florentinus a quitté très tôt notre vallée de larmes, miné par l’embonpoint et le tabac de la Semois. Et il m’a laissé un héritage inimaginable : son disque préféré de Bill Haley And The Comets (5).
Il ne s‘agissait malheureusement pas du vinyle que j’avais entendu en 1964 (disparu au champ d’honneur) mais de Rock !!, une compilation française "long-playing stéréo universelle" de 1968. Son éditeur, la firme Musidisc était spécialisée dans les albums bon marché que l’on trouvait dans les grands magasins (6). Il n’y a aucune information utile à glaner sur la pochette, si ce n’est que la photo du recto est l’œuvre du grand Jean-Pierre Leloir (ce qui signifierait que le cliché a probablement été pris à l’Olympia).
Bill Haley a été progressivement effacé des tablettes de l’histoire du rock. Au profit d’Elvis Presley dont la légende est sans cesse réécrite et enjolivée.
Elvis n’a jamais mis les pieds en Europe (si ce n’est pour faire semblant d’effectuer son service militaire). C’est Bill Haley qui, fin 1958, a été le premier "Roi (ou Pape) du Rock" à établir une tête de pont entre la musique sauvage américaine et nos contrées européennes. La première révolution binaire du vieux continent…
Bill Haley a depuis lors été oublié parce qu’il était déjà vieux, vilain, gentil, statique, fagoté comme un clown, dégarni et boudiné. Sa musique, salmigondis de boogie rondouillard et de rhythm’n’blues, n’était pas encore marquée par les accents carrés et expéditifs du rock’n’roll. Mais la traînée de violence qui a enflammé cette inoubliable tournée européenne a sidéré les esprits et a généré une terrible hostilité tant chez les parents des futurs petits rockers que dans le chef des propriétaires de salles (qui se sont retrouvés avec des théâtres totalement dévastés).
C’est probablement cette brutalité sans retenue qui avait subjugué Florentinus, rebelle refoulé (7) et graine de violence dans l’âme (mais pas dans la manière). Pour ma part, je vénère toujours mon premier vinyle rock comme une sainte relique (8).
Setlist de l’album Rock !! (Musidisc CV 1072)
Face A
1. Rock Around The Clock
2. Skinny Minnie
3. Ling-Ting-Tong
4. Rock The Joint
5. Rock-A-Beatin’ Boogie
Face B
1. See You Later Alligator
2. Flip Flop And Fly
3. Love Letters In The Sand
4. The Saints Rock And Roll
5. Shake, Rattle & Roll
(1) Le prix du disque évoqué dans cet épisode était de 12,70 francs (la baguette de 250 grammes se négociait alors aux alentours d’un franc).
(2) Le fameux Nandrin Rock Festival… Il faudra que l’on documente un jour les raisons pour lesquelles une génération de rockers wallons a passé son temps à réinventer Woodstock.
(3) Soixante ans plus tard, et même si je n’ai peut-être pas choisi la "bonne église", je suis toujours passionné, prosélyte et pratiquant.
(4) Le premier concert rock enregistré (sans public) et diffusé par la Radio-Télévision Belge durant les années ’70 a été diffusé à 23 heures, marqué d’un carré blanc, et a été sanctionné par une "cote catholique" dissuasive dans la presse nationale.
(5) J’ai l’esprit lent ; je n’ai compris le jeu de mots "Bill Haley And The Comets" qu’en 1986. Je vous laisse deviner pourquoi 1986.
(6) La firme Musidisc détient un record mondial inégalé puisqu’elle a publié le seul EP connu de Jeanne Calment, la "chanteuse" la plus âgée de tous les temps.
(7) Les rebelles purs portent un Cromwell noir (ou roulent tête nue).
(8) L’objectivité impose de préciser que cette compilation (aussi dénommée Rock ! Rock ! Rock !), ultra cheap et putassière, ne vaut vraiment pas tripette ; à l’exception de trois ou quatre classiques du Bill, la plupart des titres sont en effet des fillers pas rock du tout et sans grand intérêt.