The National
Laugh Track
Produit par
1- Alphabet City / 2- Deep End (Paul's in Pieces) / 3- Weird Goodbyes / 4- Turn off the House / 5- Dreaming / 6- Laugh Track / 7- Space Invader / 8- Hornets / 9- Coat on a Hook / 10- Tour Manager / 11- Crumble / 12- Smoke Detector
Serions-nous les témoins privilégiés d’une nouvelle tendance dans le rock ? La mode des albums “compagnons”, c'est-à-dire de l’assortiment de la parution d’un disque par un suivant quelques semaines ou mois plus tard, semble en effet s’installer. Les Red Hot Chili Peppers nous ont ainsi gratifié (humhum) de Return of The Dream Canteen six mois seulement après la présentation d’Unlimited Love. Parlons également de Boygenius, prêt à dégainer un nouvel EP après la sortie de The Record il y a quelques mois également. Big Thief avait aussi sorti quasi coup sur coup U.F.O.F. et Two Hands au cours de l’année 2019. Les Australiens de King Gizzard and the Lizard Wizard sont bien entendu totalement hors compétition avec leurs 25 galettes en 11 ans à peine…
Voici donc que The National, collectif en général plutôt patient sur la sortie de disque, revient avec un tout nouvel album, Laugh Track, moins de cinq mois après la parution de First Two Pages of Frankenstein. Au même titre que les exemples précités, il ne s’agit nullement de collection de B-sides mais bien de nouvelles compositions, ayant germé au moment de la production du précédent effort.
Alors qu’attendre de ce nouvel opus, alors que les avis divergents sur Frankenstein ne permettaient pas réellement de savoir sur quel pied danser ou de quel côté de l’oreiller s’endormir ?
La bonne nouvelle est que les cinq musiciens originaires de l’Ohio se sont rappelés que l’un d’entre eux était batteur, et un sacré bon batteur. Quel plaisir de retrouver Bryan Devendorf percutant et surtout bien plus présent que sur le disque précédent, ou même sur l’avant-dernière production. Le rythme global de l’album s’en ressent, nous sommes loin de l’aspect soporifique voire catatonique que pouvait dégager la chamber pop de Frankenstein.
Dès le début des hostilités, "Deep End (Paul’s in Pieces)" sonne la charge avec une intro retro faisant presque clin d’oeil à "Don’t Swallow the Cap", avec laquelle le groupe avait l’habitude d’ouvrir ses concerts. Le titre est une proposition intéressante, avec notamment un refrain qui enthousiasmera les frustrés du disque du printemps.
Même sur certains des titres plus feutrés de Laugh Track, on retrouve la signature rythmique de Devendorf qui faisait défaut aux compositions du printemps. "Turn Off the House" prend tout son intérêt avec l’entrée du maître de la cadence. Ambiance relativement différente sur le planant "Dreaming", mais l’analyse est très similaire. C’est cette fois-ci sur des accords et une ambiance folktronique très Sleep Well Beast que les fûts sont mis pertinemment à contribution.
Difficile toutefois de ne pas mentionner tout de suite l’évident "Space Invader", dévoilé par le groupe dès le mois d'août. 7 minutes ou presque (un record jusqu’ici, mais nous reviendrons là dessus) et surtout un finish de quasi 4 minutes porté par la section rythmique des frères Devendorf. Loin de se vouloir auto-suffisante, la prise de risque est amenée par une ballade sur laquelle Matt Berninger croone ses regrets, ou remet en cause leur existence. Il s’agit plutôt de contempler les chemins balisés par les choix de vie. "what if I only just done what you told me and never looked back ? what if i’d only ducked away down the hallway and faded to black ? " / "et si je m'étais contenté de faire ce que tu m'avais dit et de ne jamais regarder en arrière ? Et si je m'étais contenté de m'éclipser dans le couloir et de me dissoudre dans la pénombre ?" Des interrogations philosophiques ou presque qui tournent sans réponse pendant l’interminable outro.
En bon album de sad dad rock, un ventre mou se fait quelque peu ressentir à mi-parcours. "Coat on a Hook" présente un intérêt plus que limité. Honnêtement, on a fini par comprendre que le malaise voire l’agoraphobie de Berninger était une forte source d’inspiration. Depuis "Apartment Story", le groupe n’a pas fait mieux. Et ce "Coat on a Hook" semble être l’incarnation des reproches que l’on peut faire au groupe sur ses dernières productions. "Hornets" est porté par une belle inspiration mélodique qui ne mérite pourtant probablement pas d’être étirée sur 4 minutes 30. Quant au titre éponyme, sur lequel Phoebe Bridgers vient de nouveau prêter main forte au groupe, il est une démonstration de plus du talent de songwriter et de conteur du frontman. Dans un humour noir dont il a le secret, il s’agit de proposer de rajouter une piste de rires enregistrés (traduction littérale de "laugh track", comme dans les séries des années 90), pour rendre la misère sentimentale pathétiquement drôle. "Tour Manager" est une friandise d’une beauté folle qui ne pêche que par sa présence tardive dans un disque qui a déjà demandé à l’auditeur de digérer les titres sujets de ce paragraphe.
Il n’est pas délirant de penser que c’est demander beaucoup à des fans déjà au bord de la crise de foi(e) après les excès de douceur de Frankenstein.
Nous évoquions déjà dans la chronique de Frankenstein l’hypothèse selon laquelle l’implication à outrance d’Aaron Dessner dans la production d’artistes pop majeurs avait déteint sur le groupe. Les morceaux évoqués plus haut apportent de l’eau à ce moulin. Le mix semble noyer la contribution de chaque instrument. C’est en particulier vrai sur le finish de "Laugh Track" mais cela s’applique de manière globale aux derniers disques du groupe. Déjà sur Sleep Well Beast, quelques longueurs inhabituelles se faisaient sentir. Elles correspondaient systématiquement à l’absence de Peter Katis derrière la table de mixage. Le producteur historique du groupe n’apparaissait que sur les titres les plus enlevés et les plus mémorables. De là à lancer un #bringbackkatis ?
Les prises de risques sont toutefois à saluer ce Laugh Track, en particulier les dernières pistes voyant notamment le groupe revenir à ses premières amours d’americana sur "Crumble", qui séduira immédiatement. L’alchimie du duo avec Rosanne Cash (fille de Johnny certes mais artiste country accomplie avant tout) est une réussite indéniable. "Smoke Detector" a de son côté probablement laissé sans voix la plupart des auditeurs à la première écoute. Issu d’une session de jam pendant la tournée actuelle du groupe, le morceau s’apparente à une tentative d’OPA agressive sur le post punk. Et c’est plutôt très réussi ! En presque 8 minutes (record battu), le groupe parvient à distiller son sens mélodique au milieu de portions plus agressives voire furieuses. "You don’t know how much I love you, do you ? " asséné maintes reprises par Berninger lui confère presque le statut de gourou, tandis que les guitares hurlantes des frères Dessner se rappellent au bon souvenir de la période Alligator ou encore de "Turtleneck" sur Sleep Well Beast.
Laugh Track sert également de véhicule pour le remarquable "Weird Goodbyes", dévoilé l’an dernier et dont Bono ne renierait pas la parenté.
A plusieurs reprises, le baryton Berninger explore des registres encore plus bas qu’à l’accoutumée. Sur l’opener, l’excellent et claustrophobe "Alphabet City", mais aussi sur "Smoke Detector" ou sur l’outro de "Space Invader". Comme si la noirceur expulsée par les morceaux de Frankenstein avait donné la permission d’assumer des tessitures encore plus graves.
Vendu comme le résultat d’une mue dont l'exercice précédent serait la chrysalide, Laugh Track reprend les codes d’euphorie mélancolique propres à The National.
Cet album a la saveur des piscines remplis de souvenirs que l’on déverse une fois l’été révolu. Les couleurs automnales ont toujours été en phase avec la musique du groupe. Le choix de partager ce disque à cette date était donc bien le bon.
A écouter : "Space Invader", "Smoke Detector", "Weird Goodbyes".