Opeth
The Last Will and Testament
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1- §1 / 2- §2 / 3- §3 / 4- §4 / 5- §5 / 6- §6 / 7- §7 / 8- A Story Never Told
Jamais deux albums de Opeth n’avaient été séparés par une telle durée. Cinq années d’attente, pour les fans, avant que la formation suédoise ne nous partage leur quatorzième livrée. Initialement prévue au 11 octobre de cette année, une dernière dose de patience sera requise : la sortie de l’album ayant été repoussée de plus d’un mois par souci dans le pressage de l'édition vinyle.
On guette alors les bribes d’infos que Mikael Åkerfeldt accepte de partager. The Last Will And Testament verra Opeth renouer avec un concept album : le troisième dans la discographie des Suédois et le premier depuis Still Life en 1999.
L’histoire narrée ici se situe dans les années 20 avec la lecture du testament d’un patriarche confessant ses péchés et les révélations de la structure familiale à ses héritiers : deux jumeaux et une mystérieuse jeune fille dont la famille s'est occupée.
La tracklist reprendra le modèle de la lecture testamentaire. Les sept premiers morceaux sont sobrement intitulés par une succession numérique de paragraphes (§) à l’exception de la dernière piste de l’album, sorte de "post credit scene", éditée sous le titre "A Story Never Told". Ces divulgations, lâchées par le chanteur de la formation suédoise, qui seront accompagnées par une série de clichés, chics, du groupe en habits de cette époque post Première Guerre mondiale. L'objectif de ces photographies va au-delà de la simple promotion esthétique. Åkerfeldt la justifie et l'estime nécessaire pour définitivement introniser le nouveau batteur de Opeth : Walterri Väyrynen qui succède à Martin Axenrot après son départ, en 2021, "en raison de conflits d'intérêts".
Reste le plus important, à savoir le contenu musical de ce quatorzième opus. Là encore les déclarations de Mikael Åkerfeldt portent en elles mystère et excitation :
"Avec cet album, j'ai décidé de prendre une nouvelle route musicalement. J'ai le sentiment que le dernier album : In Cauda Venenum résumait parfaitement le son que nous faisions depuis Heritage. Le moment était venu de changer".
Le premier single "§1" est alors publié en amont de l'album. Une révélation, une claque nous frappe à la fin de ce premier extrait. Outre la puissance et l'incroyable limpidité de ce titre, ce qui marque, bien évidemment, c'est le retour du chant growl quinze ans après ses dernières secousses sur Watershed. Le poids des années n'a en rien altéré la performance d'Åkerfeldt dans ce registre vocal si particulier. Tous les scénarios paraissent alors réalisables.
Les fans de la première heure vont-ils retrouver un album death-metal ? Le second single, "§3", met rapidement fin à cette intuition en s'inscrivant complètement dans la lignée du cycle démarré avec Heritage, où le titre s'avancerait plutôt comme une version évoluée d'un morceau comme "The Devil's Orchard".
La tendance qui prédomine, à l'écoute de ces deux extraits mis en parallèle du titre The Last Will And Testament, serait plus à une conciliation de l'ensemble de ses aspirations musicales que Opeth nous léguerait dans un même album. Un disque qui conjuguerait la période death-metal avec l'approche progressive des quatre derniers opus. Nombre de critiques abondent dans ce sens. Cette chronique vous répondra clairement : non. Le chant growl, à lui seul, ne saurait cautionner un cachet death-metal.
Présent sur la majorité de l'album, à l'exception des titres "§3" et "A Story Never Told", cette forme vocale n'a pour unique objectif que de donner vie à un protagoniste dans le concept de l'album, en l'occurrence la lecture du testament par le défunt patriarche. Jamais, musicalement, The Last Will And Testament renoue avec l'approche sonore d'un Ghost Reveries ou Blackwater Park. Le dernier album des Suédois ne referme aucun riff death crasseux à la "The Funeral Portrait" ou "The Baying Of The Hounds". Ce quatorzième opus élude le mélange subtil entre la guitare électrique et acoustique, cœur de la musicalité de cette époque, telle qu'on pouvait la retrouver sur un "Bleak" ou "The Moor". Ne voyez aucune allusion à une forme de déception nostalgique dans ce propos, simplement une tentative factuelle de vous partager ce que cet album n'est pas.
Ce que The Last Will And Testament est en revanche, c'est un disque qui regarde avec insistance et profondeur la sphère progressive. Un sentiment relayé dès les premières notes et jusque dans sa conclusion par un clavier omniprésent. L'instrument qui porte en lui ce sentiment de liberté, organe vital de la musique progressive, telle qu'on peut l'entendre dans l'évolution de ses sonorités : d'inspiration orientale sur "§3", aux nappes hantées en introduction de "§2" en passant par la plénitude onirique sur "§5". Fort de l'indépendance induite par la nature de sa musique, l'album déstructure sans vergogne chacune de ses compositions. L'inventivité et la richesse sont ses mantras. Les Suédois exploitent ce champ d'infinies possibilités de toute leur créativité à l'image de ce pont à la harpe entendu sur "§4" absolument magnifique. Mais cette identité affirmée est bâtie avec l'ADN de la complexité. Si vous ajoutez à cela le chant growl, The Last Will And Testament peut donner le sentiment que ses auteurs ont fermé l'accessibilité à double tour. La première écoute étant franchement déstabilisante tant le contenu est gargantuesque. L'intégration de Ian Anderson (Jethro Tull) catalyse les paradoxes de cet album où le charme de la flûte apporte un surplus mélodique radieux sur "§4" et "§7". A l'opposé, ses interventions narratives viennent surcharger des compositions déjà lourdes par essence et participent à cette sensation de confusion sur "§7", quand on ne frôle pas l'indigestion sur "§2" -où les passages parlés sont ici proposés par Joey Tempest (Europe)-. La disproportion de ce projet requérait une démesure technique d'un niveau égal à son ambition. De ce point de vue, la réussite est absolue. Elle va même plus loin à l'écoute des prouesses instrumentales de ses protagonistes. The Last Will And Testament se traverse au gré de l'insolente habilité dont ses auteurs font preuve. La plus marquante d'entre elle se trouve peut-être chez le dernier arrivé : Walterri Väyrynen qui éblouit l'album par son aisance et son assurance derrière les futs. Son alliance avec l'immensité des solos distillés par Fredrik Åkesson sur "§6" font de ce titre le morceau incontournable de l'album. Une guitare qui sait aussi s'émanciper de la technique exacerbée à l'image du final "gilmourien" entendu sur "A Story Never Told" pour un registre contemplatif tout à fait à propos comme conclusion du disque.
The Last Will And Testament, est un album porté par la créativité sans borne de son leader Mikael Åkerfeldt. Déroulé avec la pertinence de son concept lyrique, le quatorzième album de la formation suédoise marque par l'étendue de son contenu. Sa richesse, parfois lourde, est rattrapée par une hallucinante maîtrise technique croisée avec une inventivité captivante pour s'émanciper de son inaccessibilité suggérée.
Si, d'après les dires de son leader, Opeth s'ouvre vers un nouvel horizon musical, cet album s'affirme à la lumière du registre progressif où le retour des growls ne saurait dénoter d'un quelconque retour vers des velléités plus extrêmes. A votre grand regret, ou non.
A écouter : "§1" ; "§3" ; "§4" ; "§6"