Billie Eilish
Hit Me Hard and Soft
Produit par Finneas O'Connell
1- SKINNY / 2- LUNCH / 3- CHIHIRO / 4- BIRDS OF A FEATHER / 5- WILDFLOWER / 6- THE GREATEST / 7- L'AMOUR DE MA VIE / 8- THE DINER / 9- BITTERSUITE / 10- BLUE
On entend déjà d’ici les râleurs (peut-être d’ailleurs au sein de la rédaction elle-même !), et de prime abord ils n’auraient pas tort. “Oui, euh, qu’est-ce que c’est que cette histoire de traiter Billie Eilish sur Albumrock ? C’est pas du rock, ça, ça n’a rien à foutre là, vous déconnez à plein tube, les gens.” Yep, la sentence s’entend. Néanmoins, il n’y a qu’à écouter Billie pour se rendre compte que la jeune prodige de la pop mondiale n’a, elle, pas écouté que de la pop dans son enfance, loin s’en faut. De fait, du haut de ses vingt-deux printemps et de ses quelques dix millions d’exemplaires éclusés de son premier disque mastodonte à une époque où la musique ne se vend plus (When We All Fall Asleep, Where Do We Go?, un petit bijou), la jeune femme se targue d’être la dépositaire de l’héritage des The Beatles, Green Day, Arctic Monkeys, Blur, Paramore et Linkin Park, entre autres (bien qu’il y ait à boire et à manger là-dedans), faisant ainsi partie de cette jeune génération de pop stars qui, à l’instar d’Olivia Rodrigo, fait sans doute plus pour la cause du rock que les rockers eux-mêmes. Et bien sûr, au cas où vous en douteriez, ces influences s’entendent. Voilà au moins une bonne raison pour aller jeter un coup d’oreille à ce que fait Billie, d’autant que ce qu’elle fait, c’est vachement bien.
Déjà on ne peut que vous encourager à vraiment écouter - et on l’espère à apprécier - son opus numéro 1 qui n’a clairement pas usurpé ses sept Grammy Awards (Best New Artist, Album of the Year, Best Pop Vocal Album, Best Engineered Album, Record of the Year + Song of the Year pour “Bad Guy”, Producer of the Year pour Finneas, rien que ça). Une fois passé outre un chant susurré et une diction amorphe qui peuvent agacer, difficile de ne pas tomber en pâmoison devant l’atmosphère sombre et désenchantée du disque, la richesse de la production aux atours indus et aux basses surdistordues, mais aussi devant la finesse de l’écriture et l’ingéniosité de la délivrance, fuyant la pop song facile pour aller titiller les thématiques dérangeantes (du gender au climat en passant par la dépression adolescente) par le biais d’abords tour à tour drôles et horrifiques, un mélange des genres qui fonctionne pleine balle. On s’étonnera à peine que Steven Wilson himself n’ait pas tari d’éloges tant sur la sœur que sur le frère à l’occasion de cette sortie majeure - oui, on a oublié de préciser que Billie est produite par son frère Finneas. Là-dessus, Happier Than Ever, le numéro 2, a à la fois surpris par son virage stylistique radical (de la noirceur à la lumière, de l’indu à la lounge-jazz) et peut-être décontenancé les moins ralliés à la cause de la jeune ricaine, non sans se parer d’une réception critique encore plus enthousiaste que pour son prédécesseur. Il semble néanmoins que le public ait moins suivi, avec un disque qui s’est vendu près de dix fois moins… Et voici donc l’heure du numéro trois qui redistribue une nouvelle fois les cartes en versant dans la chamber pop d’avant garde, aussi lisse d’accès qu’expérimental en profondeur… et une critique qui s’emballe plus encore que par le passé ! Gosh, voyons de quoi il retourne.
On connaissait Billie la morveuse qui s’amuse à exhaler ses textes comme une droguée je-m’en-foutiste, mais sur ce troisième LP on découvre une vraie chanteuse qui sait donner de la voix et mettre du corps là et quand il faut. Cela se remarque d’emblée sur un “Skinny” rêveur, aux doux arpèges de guitare caressants et aux synthés béats, porté par les contrastes vocaux subtils de la jeune artiste, tour à tour fragile et pleine d’assurance, se permettant des sautes saisissantes dans les aigus et des vibratos d’une parfaite maîtrise. Cette envie de contraste imprègne tout le disque, à l’instar de cette introduction organique close par des violons qui se voit bousculée par les beats électro aussi gras que tranquilles d’un” Lunch” d’une immédiate évidence, avec sa basse groovy et ses claviers en afterbeats. C’est dansant, c’est cool, c’est bardé de petites trouvailles de prod, et surtout, surtout, ça fonctionne sur un unique motif mélodique, sorte de couplet répété à l’envi qui ne décolle jamais vraiment mais qui, en définitive, se suffit totalement à lui-même, créant une sorte d’attente et de délicieuse frustration auxquelles la chanteuse taquine ne répond jamais. Ce côté joueur, Billie Eilish l’exprime de bien des manières mais de façon plus caricaturale par le biais de titres déstructurés qui se moquent ouvertement des segmentations de la tracklist. Exemple avec “L’Amour de ma Vie” qui bascule sans coup férir d’une chaude ritournelle friable se chargeant en émotion au fil des minutes à une eurodance vocodérisée sous amphét. Simple coda à l’ouest ou esquisse de titre avortée ? On ne saurait le dire, et à vrai dire on s’en balance. Plus marquant encore, le motif principal de “Blue” qui s’éparpille entre la dernière moitié de “Bittersuite” et la première minute seulement de son propre titre, avant que celui-ci ne s’endorme calmement dans un écrin d’ouate qui nous entraîne dans un onirisme ensoleillé. Dès lors, impossible d’en tirer le moindre single, et pourtant Dieu sait que “Blue” (en tout cas, l’air principal de “Blue”) constitue le climax du disque, sommet de pop song douce-amère que ne renierait pas l’ensemble de la scène indie. C’est toute la force de Billie que de pouvoir faire ce qui lui chante et d’imposer ses goûts complètement à l’ouest, et libre à ses auditeurs de la suivre ou non. Spoiler alert : comment ne pas suivre une telle œuvre ?
Si les moments forts du disque ont d’ores et déjà été évoqués, on est jusqu’ici très loin d’avoir fait le tour de Hit Me Hard and Soft. Billie Eilish n’a de cesse de nous entraîner dans des propositions ravageuses, ouvertement radieuses, aussi calmes qu’indolentes, aussi expressives que touchantes. En témoigne le sublime “Chihiro” (Miyazaki, si tu nous lis) qui allie prouesse vocale à se damner et accompagnement dance chatoyant à la coolitude assumée, mariage improbable de glande et de beauté pure. Génial, au bas mot. D’autres titres se font plus classiques, on pense à un Paramore soft et poppy sur “Birds of a Feather” - en tout cas Billie chante à la manière d’Hailey là-dessus, et ça marche à mort. Le romantisme pointe au gré de guitares sèches à fleur de peau (“Wildflower”, “The Greatest”), mais la simplicité lumineuse laisse parfois poindre une part d’ombre (“The Diner”, subtilement dérangeant et par certains côtés l’un des seuls titres qui ne dépareillerait pas sur son opus n°1), quand la belle plante ne cherche carrément pas à nous perdre dans les méandres des ses pérégrinations sentimentales (“Bittersuite”, aussi tortueux dans ses arrangements synthétiques que dans ses paroles antinomiques). Côté texte justement, l’intelligence se distille au gré d’une vision cynique du monde adulte par le biais du prisme du surpoids (“Skinny”) ou de l’homosexualité féminine (“Lunch”), mais c’est désormais l’amour qui occupe l’essentiel des pensées de la jeune femme, qu’il soit contrarié (“Chihiro”, “Birds of a Feather”), non partagé (“The Greatest”, au final rock déchirant) voire même impossible à partager (“Wildflower” qui donne toutes ses lettres de noblesse au triangle amoureux). Parfois Billie se montre touchante dans une certaine forme de crudité candide, comme quand elle chante dans “The Greatest” : “All the times I waited / For you to want me naked / I made it all look painless / Man, am I the greatest”. Et plus loin : “Just wanted passion from you / Just wanted what I gave up / I waited / And waited (Oh)”. On ressent là toute la souffrance de cet amour à sens unique qui la ronge dans tout son être et toute sa féminité.
Le tour est maintenant fait, et le verdict est sans appel : Hit Me Hard and Soft (Cogne-moi fort en douceur) enchante positivement dans tous ses aspects, quoique l’on puisse sans doute lui reprocher un petit ventre mou central – la charnière “Wildflower” / “The Greatest”, pas mauvaise en soi mais bien moins inventive et jouissive que le reste du disque. Billie Eilish livre ici un album puissant dans ses fêlures, aussi naïf que mature, brillamment interprété, superbement produit (et la prod, ça compte quand on parle de pop, messieurs-dames) et surtout bien plus finaud et addictif qu’il n’y paraît en première écoute. Une porte d’entrée qui en vaut bien une autre dans l’univers éclectique et foisonnant de l’américaine à qui l’on souhaite d’éclairer encore longtemps la scène pop mondiale, si possible avec une kyrielle d’albums aussi bons que celui-ci. Auquel cas, rock ou pas rock, moi je signe tout de suite.
A écouter : "Lunch", "Chihiro", "L'Amour de ma Vie", "Blue"