
Bruce Springsteen
Salle : Stade Pierre Mauroy (Villeneuve-d'Ascq)
Première partie :
C’est au son de "This Land Is Your Land" de Woody Guthrie que l’E Street Band quitte la scène du Stade Pierre Mauroy...
Les anciens se souviendront que la six-cordes de Guthrie arborait la mention "This guitar kills Fascists !"
Putain, reviens, Woody ! Le monde a vraiment besoin de toi ! Et c’est le Boss qui le dit...
J’ai été bouleversé...
Bien sûr, il s’est déjà trouvé des "philosophes" du folk ou du rock plus ou moins inspirés, qui aimaient à évoquer des sujets socio-politiques (John Lennon, Bob Dylan, Peter Gabriel, Tom Robinson, Patti Smith, Neil Young, Bono, Roger Waters, …). Mais, jusqu’à ce 24 mai 2025, je n’avais jamais mesuré un concert à l’aune du désespoir et de l’incompréhension d’une génération.
Bruce Springsteen tente de faire passer un message "positif" au-delà de sa juste colère contre les trumperies qui empoisonnent notre monde et qui érigent la connerie en savoir et le mensonge en vertu cardinale.
Mais c’est clairement le désespoir et l’incompréhension qui apportent un vibrato inhabituel (et émouvant) à la voix du héraut américain.
J’ai été bouleversé.
Parce que je souffre exactement du même désespoir. Je file gentiment vers mes soixante-dix printemps et, depuis que j’ai pris conscience du monde, mes convictions ont toujours penché vers la gauche humaniste. J’ai vécu et lutté en étant convaincu que le monde était promis à une "évolution positive" (cette bonne vieille illusion darwinienne).
Une évolution positive et sans retour qui devait élever l’Humain vers la sagesse, le partage et le bonheur.
Alors, quand je vois le monde aujourd’hui, je me demande vraiment où j’ai bien pu merder. Parce que nous, les vieux (1), nous sommes tous responsables de ce monde que nous avons "délivré" (pour utiliser un néologisme) à ceux qui nous suivent.
Responsables !
Et le Boss n’a rien dit d’autre quand, les épaules un peu voûtées par le temps, il a crié : "Voyez cette Amérique que j’aime, ce pays sur lequel j’écris depuis un demi-siècle, ce modèle d’espoir et de liberté depuis 250 ans ! Voyez cette nation qui est tombée aux mains d’un président illégitime et d’un gouvernement corrompu, incompétent et perfide."
J’ai été bouleversé. Et j’en ai chialé. A chaudes larmes impossibles à tarir. Une horreur.
Où avons-nous tous bien pu merder pour "permettre" (et, pire encore, pour "tolérer") ça ?
Putain de métro
Le Stade Pierre Mauroy est un endroit accueillant et simplement magique. Le genre de structure vertigineuse et post-moderne (calculée par le même bureau liégeois qui a validé la stabilité du viaduc de Millau) qui donnerait presque envie d’aimer les ingénieurs en construction.
Pour l’extrême anecdote, le petit rocker gourmand peut y trouver des "cookies maison" dont chaque pépite de chocolat représente l’apport énergétique nécessaire à un travailleur de force pour une journée de chantier.
A dix-neuf heures trente, c’est devant une audience étrangement clairsemée que le concert commence. Nous ignorons alors que le métro de Lille a complètement rendu l’âme quelques heures plus tôt, contraignant des milliers de fans abandonnés à leur sort à rallier l’Arena par les moyens du bord. Et parfois au prix d’une très longue marche forcée jusqu’à Villeneuve d’Asque.
Une longue marche dont chaque pas vaudra finalement la peine. Car ce fut définitivement grandiose.
Un bémol mais beaucoup de fièvre
Autant commencer par le seul bémol qui me retiendra de parler de "concert parfait". Dans la zone où j’étais perché avec mon cookie maison et mes fidèles équipiers, l’éminent Docteur Futurity et l’inflexible Colonel Cocx, il a été impossible de distinguer la moindre note de piano interprétée par le Professeur Roy Bittan (si ce n’est durant les rares moments où il jouait seul et en sourdine pour accompagner les déclarations du Boss).
Les (infra-)basses dominaient une partie du spectre sonore et le clavier du maître, pourtant indispensable à la musique du plus célèbre collectif du New-Jersey, est resté "silencieux".
Par contre, tous les autres membres de l’immense troupe qu’est l’E-Street Band ont brillamment explosé la sono. Je réserverai cette fois une mention toute particulière au virtuose Nils Lofgren qui a déroulé quelques soli définitivement atomiques, à Max Weinberg (que je m’amuse souvent à "critiquer" gentiment) qui a fait de chacun de ses toms un puissant tambour de guerre pour supporter la révolte politique de son leader et à Stevie Van Zandt qui, selon son excellente habitude, a subtilement orchestré l’ensemble pour laisser pleine liberté d’expression à son frère d’armes.
Pour pleinement communier avec son public (2), Bruce Springsteen a pris l’initiative heureuse de sous-titrer sur les écrans géants ses lyrics les plus polémiques et toutes ses interventions enflammées. Le français était parfois approximatif et un peu décalé mais le message est parvenu à tous. Haut, fort et clair. Définitif.
Il ne me semble pas utile de faire le panégyrique d’un spectacle total et engagé. La set-list publiée en fin de chronique est suffisamment parlante.
Je me contenterai pudiquement de louer cet homme debout. Le Boss est certes marqué par l’âge et affecté par une certaine affliction due au foutoir orchestré par les cornichons trumpiens. On devine les limites de sa condition physique lorsqu’il arpente d’un pas plus lourd et plus lent les abords de la scène pour saluer ses fans. Mais son message, devenu universel, est probablement le plus puissant que l’on puisse actuellement entendre sur tous les circuits rock du monde.
Avec cette phrase terrible qui, une fois encore, nous renvoie à notre responsabilité personnelle : "Souvenez-vous que, dès que le terrain se fait fertile pour la démagogie, il se trouve toujours et partout un démagogue pour occuper la place..."
Entendre alors le stade Pierre Mauroy gronder plus souvent et plus fort que si le LOSC avait remporté une coupe d’Europe a été un moment de grâce pure !
Il fut un temps, pas si lointain, où les concerts du Boss se terminaient sur les notes joyeuses de "Twist And Shout". A Lille, ce sont les lyrics de "Chimes Of Freedom" du Zimmerman qui ont fait vibrer la structure de l’aréna.
Que sonnent les cloches de la liberté
Qu’elles sonnent pour le rebelle ou pour le débauché
Pour les malchanceux et les abandonnés
Qu’elles sonnent pour les parias conduits au bûcher
Pour les gentils et les bienveillants
Qu’elles sonnent pour les sourds et les aveugles
Pour la mère seule et maltraitée
Qu’elles sonnent pour la prostituée si mal nommée
Comme pour le dernier des hors-la-loi...
Commençons à pisser sur les chaussures des démagos et des fachos, petits rockers ! La vie sera plus simple. Il nous suffira ensuite de ne plus jamais voter pour ceux qui puent des pieds...
Set-List
No Surrender
Land Of Hope And Dreams
Death To My Hometown
Lonesome Day
Seeds
Rainmaker
The Promised Land
Hungry Heart
The River
Youngstown
Murder Incorporated
Long Walk Home
House Of A Thousand Guitars (acoustique)
My City Of Ruins
Because The Night (Patti Smith Group)
Wrecking Ball
The Rising
Badlands
Thunder Road
Encore
Born in The USA
Born to Run
Bobby Jean
Dancing In The Dark
Tenth Avenue Freeze-Out
Chimes Of Freedom (Bob Dylan)
(1) La dame qui me suivait dans la file d’attente expliquait à ses enfants que son premier souvenir de scène avait été un concert de Cora Vaucaire (qui, pour l’anecdote, a enregistré une version vibrante de "L’Internationale"). Tout ça ne nous rajeunit pas…
(2) L’on peut même ne pas se comprendre en parlant le même langage. Un exemple ? Après le concert, aux abords du stade Pierre Mauroy, j’ai été accosté par un trentenaire Ch’tis plus égaré que moi qui m’a demandé "Mais où vous allez vous, par là ?" (il a dit "par lô" en fait). Dans ma logique ardennaise, je lui ai répondu instinctivement "Ben, par lô !". Et le gars s’est figé en me regardant comme si je débarquais de Pluton en soucoupe blindée. Si le bonhomme lit ces lignes (on ne sait jamais), je peux lui promettre que je n’avais aucune intention de l’offenser...