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Chronique Cinéma

All Things Must Pass - Episode 5 - Killed By Death


All Things Must Pass

Je suis venu au monde en février 1958, dix mois avant que le rock ne fête ses trois années d’existence.

Durant les années soixante, j’ai vécu (dans le désordre et parfois sans le savoir) en compagnie des Beatles et des Rolling Stones, de Bob Morane et de Bob Dylan, des mini-jupes de Mary Quant et des parkas M51 des Mods, de P.K. Dick et A.E. Van Vogt, des premiers délires de Pink Floyd et de la boue de Woodstock, du mur de Berlin et de la peur maladive de l’atome.

A l’instar de tous les êtres âgés, je ressens de plus en plus souvent l’envie de partager / transmettre certains souvenirs (rock en l’occurrence). C’est comme si une alarme s’était mise à résonner dans mon vieux cerveau. Ce sont peut-être simplement des acouphènes. Je ne sais pas.

Est-ce que tout cela est vraiment vrai ? Difficile à dire. Depuis le début du XXIème siècle, les scientifiques soutiennent que le fait de se souvenir de quelque chose rend le souvenir en question labile, fragile et vulnérable aux interférences…

En d’autres termes, le souvenir est un « sachet de frites – moutarde ». Les frites sont la vérité ; la moutarde incarne cette petite dose piquante de mauvaise foi qui donne du goût à la vérité. 

"Episode 5 – Killed By Death"
Daniel, le 23/03/2024
( mots)

Episode 5 – Killed By Death

Date : avril-mai 1982
Lieu : Monde entier

Début 2024, dans une classe de l’Académie des Petits Rockers

- Les petits rockers, j’ai une mauvaise nouvelle…
- Oh non ! Pas d’interro, Oncle Dan !
- Pire que ça, petits rockers ! Je dois vous parler de la mort du rock !
- C’est une blague, Oncle Dan ?
- Je ne crois pas, Magneto… J’étais là pour l’enterrement !
- Oncle Dan ! A l’enterrement du rock ?
- Oui, petits rockers !
- Comment il est mort, le rock ?
- Fauché par un tir de revolver. Probablement un Colt Frontier single action ’44. Et achevé d’un coup de tournevis Stanley flat head. En plein cœur !
- Faudrait arrêter la Tequila, Oncle Dan !
- Tu sors, Axl ! Tu sors ! Et tu me copieras cent fois "Je ne dois jamais parler de Tequila à Oncle Dan" !

On avance dans le passé

Tous ceux et toutes celles qui enseignent à l’Académie des Petits Rockers savent que c’est Scotty (le guitariste du trio Blue Moon Boys) qui a – peut-être par accident – inventé le rock’n’roll. Ca s’est passé le lundi 5 juillet 1954 au 706 Union Avenue à Memphis dans les studios Sun de Sam Phillips.

Et c’est arrivé comme ça. Pouf !

A bien y écouter, le premier hymne rock ne vaut pas vraiment pour ses paroles (1).

Ah da da, dee dee dee dee
Dee dee dee dee, dee dee dee dee
I need your loving
That’s alright
That’s alright, now Mama
Anyway you do…

"That’s All Right", dans la version des Blue Moon Boys, a révolutionné l’histoire du monde par un son nouveau, un tempo binaire et une interprétation révolutionnaire. C’est l’acte fondateur d’une future culture blanche hégémonique et quasiment planétaire.

Détail piquant : la chanson a été écrite (sous le titre "That’s Alright (Mama)" en 1946 par un bluesman noir, Arthur Big Boy Crudup.

Arthur Big Boy Crudup ne touchera jamais le moindre centime pour sa création. Ni pour la reprise de son titre, alors même qu’il est crédité sur le single. Crudup finira par mourir d’une crise cardiaque dans une absolue misère. Il s’agit par conséquent d’un vol. (2).

Le problème est qu’en volant Crudup, le trio a volé le Diable en personne. Puisque l’on sait que c’est le Diable qui enseignait le blues aux musiciens noirs du Delta. Pas aux blancs.

Et le Malin n’aime pas qu’on lui chipe ses affaires. C’est connu. Les conséquences seront terrifiantes…

Travelling avant sur l’été 1954

Mais revenons-en à ce début d’été 1954 ! Dans les studios Sun, Elvis Aaron Presley (dit Elvis), Winfield Scott Moore III (dit Scotty) et William Patton Black Junior (dit Bill) s’emmerdent. Cela fait des heures qu’ils tuent le temps à enregistrer des reprises de niaiseries mainstream qui meublent les ondes des radios locales. Le trio s’octroie une pause…

Bien entendu, la légende raconte que c’est Elvis qui a commencé à chantonner. On ne prête qu’aux riches. Une autre légende raconte que c’est Bill qui a lancé la mécanique à la contrebasse. Mais la seule vérité vraie est que c’est Scotty qui a soudain fait sonner sa guitare comme une six cordes rock.

Comment je le sais ? Parce que Scotty était un type modeste qui a toujours dit qu’il n’y était pour rien. C’est suspect. Quand on y réfléchit bien, il n’y a jamais personne pour avouer qu’il a été le premier à tremper les doigts dans le pot de confiture.

C’est ce genre de signe qui entraîne toutes les convictions.

Bref. Scotty gratouille quelques accords rythmés afin de se dégourdir les doigts. Sam Philips pousse machinalement sur la touche "record"  de la table de mixage. Il répétera tout le reste de sa vie que ce geste n’a été qu’un simple réflexe. Qu’il aurait très bien pu… Enfin, bref, c’est la prise #1. Quelques secondes.

Elvis connaît le titre d’Arthur Crudup. Il embraie. Pour un faux départ. La voix n’est pas au diapason. Pas du tout. C’est la prise #2.

Bill, heureux de pouvoir marquer un tempo plus excitant attaque à son tour, pied au plancher. C’est la prise #3. Et c’est la bonne. En moins de deux minutes, les gaillards inventent le rock’n’roll. Une base de blues. Un rythme binaire. Des coloraturs country. Une voix qui attaque et qui miaule. Une basse qui ronronne. Et une guitare qui déchire le tout premier solo de l’histoire. En dérapages plus ou moins contrôlés. Comme il se doit.

Le forfait est consommé…

Travelling arrière

Est-ce que le vol de 1954 est un fait grave ? Évidemment ! Le fait de dérober un "objet artistique" (matériel ou immatériel), c’est-à-dire le transporter d’un endroit à un autre (ou de le transférer d’une communauté culturelle à une autre), crée obligatoirement un manque là où l’objet n’est plus.

Volé à la culture afro-américaine, le rock’n’roll aurait pu n’être qu’une musique de danse simplette, victime d’une mode très éphémère. Comme le Madison, le Mashed Potatoes, le Jive, le Twist ou le Locomotion…

Mais le style nouveau est tombé pile-poil au bon moment. La jeunesse américaine blanche d’après-guerre se cherchait une musique à elle, en rupture avec le jazz orchestral de papa. Elle voulait un symbole fondateur (et rassembleur) de ses premières révoltes juvéniles. Et l’association du rock à l’image du mauvais garçon (cuir, pantalon en toile de Nîmes, tatouage et cran d’arrêt) lui a collé ce côté un peu sulfureux qui a fait la différence.

L’Oncle Sam n’aime pas trop les révoltes. Cinq ans après sa naissance, le rock est déjà récupéré par l’establishment. Emasculé, costumé de propre et gominé pour faire plus joli. A la fin des fifties, il est moribond.

Et, pour en revenir au Diable, le tribut à payer va être lourd. C’est qu’on ne vole pas impunément le Malin. Parce qu’il aime à se venger…

Buddy Holly, The Big Bopper et Richie Valens sont morts (3) et enterrés. Eddie Cochran les suivra bientôt. Carl Perkins est détruit. Gene Vincent est dévasté. Elvis Presley profite de vacances forcées en Allemagne. Jerry Lee Lewis est banni pour avoir épousé une petite cousine alors qu’il est déjà marié. Chuck Berry croupit dans un pénitencier d’Indiana pour de sombres histoires de prostitution de gamines indiennes. Little Richard a décidé plus prudemment de devenir pasteur. Fats Domino a découvert avec effroi que les new-yorkais balançaient des œufs aux artistes qu’ils n’aiment pas. Bill Haley a préféré sombrer dans l’alcoolisme. Et Roy Orbison s’est découvert cette insuffisance cardiaque qui lui sera fatale bien plus tard.

C’est la débâcle (4).

Les idées géniales et les malédictions aiment à voyager

A ce moment-là, tout pourrait avoir été dit. Mais les graines semées par les pionniers vont prospérer au-delà des mers et océans. Le rock connaît sa crise d’adolescence en Grande-Bretagne. C’est là qu’il va pousser ses premiers cris plus violents et découvrir ses premiers boutons, ses premiers cheveux gras trop longs et ses premiers poils de barbe.

Le British Boom emporte tout et ses hérauts s’en vont prêcher la bonne parole là où le rock était né. Il s’en suivra un maelström d’énergies diverses qui fera exploser le genre dans le monde entier. Le grand feu d’artifice (et d’artifices). Jusqu’à une certaine forme de maturité intellectuelle.

Ca, tous les petits rockers le savent.

La vengeance est un plat qui se mange froid

Or donc, bis repetita, le rock a été inventé par Scotty qui l’a chipé à Big Boy.

Vingt-sept ans plus tard, ils ne seront pas trop de quatre pour tuer le rock : celui qui fournira le revolver (Berry), celui qui usinera la balle fatale (Quincy), celui qui pressera la détente (Bambi) et un tournevis (Stanley flat head) pour achever la sinistre besogne.

#1 Le revolver : Berry

Le premier, c’est Berry. Pas Chuck Berry. Non, Berry Gordy troisième du nom. Et si l’on peut penser que Sam Phillips n’avait pas prémédité son geste lorsqu’il a enregistré les premières mesures de "That’ All Right", il y a fort à parier que Berry Gordy III savait à peu près ce qu’il faisait parce qu’il portait en lui l’héritage et la rancœur du peuple afro-américain.

La famille Gordy est tout un poème. Le grand-père, Berry Gordy I est né hors mariage (forcément) de sa maman noire et de James Gordy, le propriétaire blanc d’une plantation en Géorgie. James aura par ailleurs un autre fils avec son épouse légitime qui sera le grand-père de Jimmy Carter. Berry Gordy III est le petit-cousin noir d’un Président des Etats-Unis blanc. Et marchand de cacahuètes.

Mais n’avançons pas plus vite que le Midnight Special… Berry Gordy I a engendré Berry Gordy II qui a préféré quitter la Géorgie où le Ku-Klux-Klan faisait régner la terreur en multipliant les lynchages (5). Il a installé sa famille à Détroit. Et c’est là que Berry Gordy III, le septième fils d’une fratrie de huit, créera, en 1959, la Motown (pour "Motor Town", le surnom de Detroit).

Et là, on en revient à la musique.

La Motown (ou Tamla Motown à l’export) a été imaginée pour permettre aux musiciens noirs de s’exprimer et de toucher de justes royalties. Et c’est rapidement devenu une entreprise prospère. C’est que Berry Gordon III a bien flairé le coup. Si, à ses origines, le style mainstream du rock s’accommodait de vagues fraternités raciales (Buddy Holly et Little Richard partageant par exemple la même affiche), il est rapidement devenu une chasse gardée pour les seuls blancs (et mâles, et hétéros).

A l’inverse, la musique noire, imaginée par Berry Gordy III, est une sublime machine à tubes universels. Des tubes trans-raciaux. Chantés (et c’est important) autant par des femmes que par des hommes. Tout le monde succombe. Le processus de reconquête (de revanche) est en route. En développant un style concurrent, différent et identifiable (le "Motown Sound"), Berry Gordy III a contourné l’ostracisme du rock pour s’en aller squatter les plus hautes marches des charts dans le monde entier…

En ce qui concerne la fin tragique du rock, il serait incorrect de dire que c’est Berry qui a tiré le coup fatal, mais l’histoire retiendra qu’il a fourni le revolver…

#2 La balle fatale : Quincy

Quincy Delight Jones Junior (surnommé "Q") est né à Chicago d’une mère fauchée et mentalement instable. Autodidacte, il se forge rapidement un caractère et une carrière de musicien et de compositeur surdoué. Militant aux côtés de Martin Luther King et de Jesse Jackson, il participera à la fondation du "Black Art festival" de Chicago.

Avec un profil pareil, il était écrit que Q allait croiser Berry. Victime d’une rupture d’anévrisme, Quincy Jones réoriente sa vie et intervient comme directeur musical d’un film produit par… la Motown. Q croise Berry. Et les Jackson Five, le quintet le plus populaire de la maison. Le plus jeune Jackson, Michaël, est un prodige. Il va rapidement s’affranchir de ses quatre frères aînés et de son horrible père. Et Michaël cherche un producteur pour aller plus loin. Beaucoup plus loin.

C’est que, dès le départ, Berry Gordon III a su que Michaël Jackson était un diamant brut. Comme le Colonel Parker avait flairé la fortune en voyant passer Elvis. Tiens, en voilà une coïncidence …

Le patron de la Motown a patiemment transformé son petit poulain en un joyau ultime. Une pierre philosophale. Au risque de détruire définitivement l’équilibre psychologique du petit prodige. Peu importe. La créature de Frankenstein avait aussi ses fêlures.

Single après single, album après album, Berry Gordy III a encouragé les progrès (et la mutation) de "son" chanteur. Au sein du groupe "The Jackson Five" mais aussi en solo.

En 1975, la famille Jackson divorce brutalement de la Motown pour signer chez Epic. En qualité de groupe pour les frères et en qualité d’artiste solo pour Michaël. La rupture est brutale et dévastatrice. Cela prendra du temps mais Michaël et Berry sauront se réconcilier. Comme un fils qui retrouvera son père adoptif. Ou l’inverse.

Dans l’intervalle, Michaël confie les clés de son art à Quincy Jones.  

L’heure de l’hallali va bientôt sonner. Il va inéluctablement arriver un moment précis où la musique noire va définitivement prendre sa revanche en achevant le rock blanc qui, bien qu’encore mainstream à l’aube des années quatre-vingt, est plus divisé, plus infatué et déjà plus… moribond que jamais.

Un jeune homme noir va voler son âme au rock blanc (pour pas un dollar) et le terrasser.

Pour ce faire, Michaël Jackson et Quincy Jones doivent frapper fort. Ils veulent s’emparer de l’essence du style et le transmuter en quelque chose de plus brillant, de plus puissant, de plus fédérateur. Pierre philosophale, à nouveau.

Pour obtenir le résultat escompté, il faut débaucher des orfèvres en la matière. Berry Gordy III a habitué Michaël à toujours travailler avec des musiciens noirs. Quincy Jones lui suggère de convoquer des olibrius de première dans les studios Westlake de Los Angeles…

Petit rétroacte

A l’aube des années quatre-vingt, Toto est la pire invention du rock. Ce n’est pas un groupe. C’est un gang de mercenaires. Jeff Porcaro se vante auprès des journalistes de pouvoir tout faire. Comme exploser un solo de double grosse caisse dans un concert rock, puis troquer son costume de cuir Versace contre un smoking encore plus coûteux afin d’accompagner un big band sur une scène jazz.

Ces types sont des vendus.

#3 L’index (ganté) qui presse la détente : Bambi (6)

Michaël Jackson réunit donc Jeff Porcaro, Steve Lukather, David Paich et Steve Porcaro. Il les achète. Ils seront l’âme damnée de l’album Thriller.

Pour mener l’opération à bien, il faut évidemment un titre rock. Rock et ultime. Définitif. Histoire de rendre la monnaie de sa pièce au monde blanc. Michaël Jackson est capable de tout composer. Il écrit le fabuleux "Beat It".

Il « écrit » n’est pas une formulation correcte. Michaël Jackson ne prend jamais de notes. Il enregistre ses ritournelles sur un petit magnétophone quand elles lui viennent à l’esprit. Puis il les restitue de mémoire en studio.

"Beat It" parle de baston (même si le propos, essentiellement non-violent, est ailleurs) ; et cette baston renvoie explicitement à West Side Story où il était déjà question d’un conflit interracial (américains blancs et portoricains) et d’appropriation culturelle. L’objet dérobé (7) était, pour l’occasion, une jolie nymphette prénommée Maria.

Les Porcaro, Paich et Lukather enregistrent une base rythmique atomique, type hard FM couillu. En cuir et en béton armé.

Michaël Jackson pose sa voix sur cette fondation imparable avec une hargne inhabituelle et un talent à faire passer tous les hardos de ce temps-là pour des pisse-vinaigre d’opéra de quat’ sous.

Il chante "comme un hurleur blanc". Elvis avait chanté "comme un bluesman noir".

Mais il manque l’essentiel. Le marqueur hard blanc absolu. Le solo de guitare. Ce moment de plus en plus inutile, ampoulé et "mécanique" mais sans lequel un titre rock reste inachevé.  

Toto jette l’éponge. Mais les Porcaro ont un sacré carnet d’adresses dans lequel se trouve consigné le numéro de téléphone de dizaines de pistoleros qui ne peuvent rien leur refuser. Ils contactent l’inventeur même du solo hard contemporain : Eddie Van Halen. Qui a précisément surnommé sa guitare Frankenstrat (un mot-valise élaboré au départ de Frankenstein et de Statocaster).

Le doigt sur la couture du pantalon, Eddie et Frankenstrat prennent l’avion sans trop savoir ce qui les attend et sans négocier le moindre salaire.

Le studio où Eddie débarque est celui où une autre équipe est occupée à mixer la bande originale du E.T. de Spielberg. Ca ne s’invente pas. Et, forcément, le Diable se manifeste ! Un haut-parleur prend feu pendant l’enregistrement de la première des deux seules prises d’Eddie. Tellement le six-cordiste brule les planches. Van Halen s’en fout. Il n’a pas peur du feu, lui qui a créé "Eruption". Il atomise tous les clichés du solo hard avant de reprendre tranquillement l’avion et de rentrer chez lui, heureux et bredouille.

Pas tout à fait bredouille. Il a reçu un casier de bière.

#4 Le tournevis : Stanley

Le titre est apocalyptique mais Bambi n’est pas entièrement satisfait. Il cherche une particularité sonique qui ferait la différence. Il épuise les techniciens de studio qui s’ingénient à enregistrer à la chaîne des percussions toujours plus improbables. Puis, soudain, c’est la révélation ! Un gros tournevis Stanley qui était posé en équilibre sur un flightcase s’écrase au sol près d’un micro d’ambiance.  Boufffff. (8).

Michael bondit. Plus de joie que de surprise. Il a trouvé le bruit étrange qui va obstinément marquer le quatrième temps de toutes les mesures de « Beat It ».

Et il achève le rock…

Et alors ?

Alors ? "Beat It" marque la réappropriation définitive par le peuple afro-américain de la culture qui lui avait été volée en 1954. Le titre figure sur l’album qui s’est le plus vendu au monde. Thriller s’écoulera en trois fois plus d’exemplaires (au moins) que Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Dans un pays où tout se mesure à l’aune du dollar, le symbole est dévastateur.

Le rock blanc, dérobé aux afro-américains, est abattu en pleine gloire par un artiste noir. Et le solo culminant a été volé (9).  

En 1982, le rock est mort à l’âge de vingt-sept ans. Le Diable a dû se réjouir. Bienvenue au Club !

Et tout ce qui a été enregistré depuis ce moment-là n’est, de près ou de loin, qu’une reproduction de ce qui s’était déjà fait auparavant. Comme l’écrit finement Didier Memphis Mao Balducci (10), il nous reste aujourd’hui des groupes de vieux qui essaient de jouer leur musique de jeunes et des groupes de jeunes qui essaient de jouer des musiques de vieux.

L’illusion reste néanmoins parfaite puisque la presse classic rock mainstream continue de publier des couvertures qui exposent des photographies de jeunesse des musiciens d’antan. Le temps s’est arrêté. Circa 1982…

Et alors (suite) ?

- Oncle Dan, plombeur d’ambiance !
- Je t’ai entendue Magnéto ! On va remettre un peu de joie et de dérision dans tout ça… Allez, les petits rockers ! Sortez vos feuilles et vos stylos !  En une heure et en cent lignes, démontrez que, tyrannisé par ma mauvaise foi atavique, je ne raconte que des carabistouilles et que le rock est bien vivant, heureux et prospère ! Exemples à l’appui !
- Il y aura un cadeau pour le meilleur texte, Oncle Dan ?
- Oui, ma petite Peggy Sue ! Un tournevis Stanley flat head pour marquer le quatrième temps…
- Putain…
- Pas de gros mot, Magneto ! Pas de gros mot… Sinon, tu files chez notre Directeur, Monsieur François !
- Oh nooon ! Je vais encore devoir écouter une heure de Hällas au casque…
- Ma petite Magnéto, la vie n’est pas toujours un lit de roses !
- Oui, mais bon… Hällas, quoi…
- Qui bene amat, bene castigat… C’est du latin de cuisine…


(1) On dirait un texte de Paul McCartney ou de Sting…

(2) L’histoire du rock restera coutumière d’actes (plus ou moins malveillants) de ce type, le chef des contrebandiers restant à ce jour cet infâme pirate de Jimmy Page qui a chipé au blues (et ailleurs) tout son répertoire (musiques et paroles) sans vergogne avant d’avancer une ligne de défense qui donne envie de vomir : le blues n’est qu’une succession informelle de deux ou trois patterns similaires et les textes ne parlent que de femmes, d’alcool, de routes ou de désespoir. Whole Lotta Love, people !

(3) Deux titres absolument bibliques ont été écrits en souvenir de la tragédie : "Three Stars" et "American Pie".

(4) Le Diable n’étant jamais fatigué, il y aura, une décennie plus tard, une très fameuse seconde vague : Jim Morrisson, Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Gary Thain, Marc Bolan, …

(5) Il faut réécouter "Strange Fruits" dans toute son épouvante…

(6) Pour ceux ou celles qui ont vécu les cinquante dernières années sur Proxima Centauri, Michaël Jackson souffrait du syndrome de Peter Pan. Bambi est un surnom – essentiellement ironique – qui lui avait été attribué par la presse au début des années quatre-vingt.

(7) Le choix du terme "objet" pour désigner une jeune fille est volontairement maladroit et fait écho à l’image de la femme dans le cinéma au début des années soixante.

(8) Si vous ne croyez pas Oncle Dan, filez chez Monsieur Bricolage (Brico, en Belgique) et posez la question à tous les tournevis fabriqués après 1982. Ils connaissent parfaitement l’anecdote.

(9) Si l’on peut comprendre le pillage du hard-rock blanc par un artiste afro-américain revanchard, il est plus difficile d’expliquer pourquoi le héraut de sa communauté vole à son tour le meilleur du répertoire du continent africain. Sur Thriller Michaël Jackson dérobe éhontément "Soul Makossa" au Camerounais Manu Dibango. C’est l’hôpital qui se fout de la charité… Après des années de procédure, Dibango touchera un dédommagement qui ne sera pas suffisant pour payer les honoraires de ses avocats américains. Sans jeu de mots, c’est la misère noire…

(10) In Le rock’n’roll est mort et son cadavre encombre le monde aux Editions Mono-Tone. 


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Commentaires
DanielAR, le 09/04/2024 à 20:08
Pour alimenter la réflexion sans inciter à la polémique, le hold-up de Beyoncé sur la country en 2024 m'amuse beaucoup aussi.
DanielAR, le 28/03/2024 à 15:50
Deux heures ? C'est dur, ça !
FrancoisAR, le 28/03/2024 à 13:34
Magnifique récit, avec lequel je suis bien sûr en désaccord complet ! La Motown et Jackson ont toute leur place dans l'histoire des musiques populaires, mais du rock... Ce n'est pas un détour opportuniste et une collaboration honteusement commerciale qui changeraient la donne, au contraire même. Il y a par contre des hybridations intéressantes (et régionales) - Grand Funk. Allez, deux heures d'Hällas live pour la peine, puis ce sera Third en backmasking (on verra pas la différence). Par contre, il y a un bel article de Cornel West qui aborde ce sujet - l'autonomisation des musiques populaires afro-américaines depuis le rock'n'roll ("Ne pas confondre rhythm’n’blues et rhythm’n’busines", Manières de voir, 2020).