Yes
The Yes Album
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1- Yours Is No Disgrace / 2- Clap / 3- Starship Trooper: a. Life Seeker b. Disillusion c. Würm / 4- I've Seen All Good People: a. Your Move b. All Good People / 5- A Venture / 6- Perpetual Change
A bien des titres, The Yes Album est un album fondateur. Il l’est au regard de l’histoire du rock en général et du rock progressif en particulier, puisqu’il comporte de réels chefs-d’œuvre, qu’il impose enfin une des directions esthétiques de ce sous-genre (la direction symphonique yessienne, souvent copiée), et qu’il propulse un groupe majeur. Celui-ci a d’ailleurs choisi pour son nouvel album un titre qui évoque un nouveau départ, après deux opus intéressants mais bancals ; cela d’un point de vue esthétique (c’est l’album qui incarne enfin pleinement le style du groupe avec majesté) comme du point de vue du personnel. En effet, l’excellent guitariste Steve Howe débarque après avoir fait des siennes au sein du monument psychédélique Tomorrow et d’avoir failli devenir membre de Jethro Tull ou des Nice. Enfin, d’un point de vue personnel, The Yes Album est fondateur puisque c’est avec celui-ci que j’ai découvert le groupe et qu’il garde les saveurs de mon enfance. Une madeleine de Proust, en somme.
L’excellence musicale du groupe est sûrement ce qui saute (enfin) le plus aux oreilles. Steve Howe s’impose avec "(The) Clap", très bon picking que Marcel Dadi n’aurait pas renié, enregistré live et joué relativement proprement alors que l’exercice ne semble pas pas évident. Un morceau assez court (comme l’est également le léger et dansant "A Venture" - quoique bien plus complexe et dense qu’il n’y paraît) qui tranche avec le reste de l’opus composé de pièces étendues. Par-là, Yes franchit le dernier petit palier qui le séparait encore, si peu, du rock progressif à part entière.
En effet, si la longueur n’est ni nécessaire ni suffisante pour définir le rock progressif, il ne faut pas nier qu’elle fait partie des caractéristiques récurrentes et presqu’incontournables du genre. Le groupe propose donc un album avec peu de pistes (six) : trois d’entre elles tournent autour des neuf minutes.
"Yours Is No Disgrace" témoigne de l’inscription totale dans le champ du rock progressif de l’époque, avec une introduction rythmée à la Nice ou ELP, puis des claviers plus légers et spatiaux qui donnent une dynamique souple (les arpèges cristallins de guitare, d’une belle virtuosité, accroissent cette sensation). Vous trouverez ici l’incarnation du style de Yes, avec bien sûr le chant d’Anderson qui est enfin dans sa forme aboutie, notamment lorsqu’il chante sur des nappes qui mettent en suspend la dynamique initiale, mais aussi le jeu de Steve Howe, nourri de slides et d’une pluie de notes, qui participe et donne cette coloration rock, presqu’américaine (notamment sur ce titre). La basse à l’attaque agressive de Squire termine ce tableau sublime. Inventif et surprenant, le groupe multiplie les passages glorieux, comme le solo qui, commençant en cordes étouffées, se dirige vers un contrepoint entre claviers et guitare tout bonnement hallucinant (vers 5 minutes). Une entrée en matière exceptionnelle qui pose les grands traits de la recette du groupe et qui sera longtemps jouée en concert. Une autre pièce d’ampleur, "Perpetual Change", confirme cette esthétique. Elle navigue entre des passages rock et pop très classiques, mais les agence dans un registre très prog’ (avec, à nouveau, une introduction typée The Nice), avant de glisser dans une seconde partie plus jazzy (au moment du solo) pour enfin repartir dans des parties saccadées classicisantes propres au rock progressif de la première vague.
Mais les qualités esthétiques de ces exploits musicaux pouvaient encore être sublimées. En effet, "Starship Trooper" s’impose comme le titre incontournable de The Yes Album. L’arpège de départ très éthéré communie avec une section rythmique à la fois militaire et discrète (elle marque beaucoup les temps principaux, pour ensuite définir l’atmosphère – résonnance de la basse, quelques filets de charleston), et bien sûr, la voix magique d’Anderson se fond dans la musique avec osmose. Chris Squire est particulièrement mis en avant sur ce titre et affirme un jeu caractéristique. La rupture nette – mais tellement bien agencée – vers le "Würm" (le titre se décompose en plusieurs parties) puis les accords qui mènent très lentement mais sûrement au chorus résolument blues-rock, inaugurent un voyage musical fait de superpositions de guitares, de claviers cosmiques et d’arrivées instrumentales graduelles. Un des plus beaux moments que j’ai pu vivre avec l’univers musical du rock, et c’est peu dire. On frôle l’absolu.
Enfin, "I’ve Seen All Good People" pour les amateurs de sons acoustiques, avec les basses presque tribales (dans le sens natives : la flûte peut rappeler certains morceaux d’Ennio Morricone pour les westerns de Sergio Leone), a tout pour devenir un tube. Les chœurs, bien supérieurs à ce qu’on pouvait trouver dans le chant des 1960’s, sont très travaillés et aboutis, notamment en termes de contrepoint. Le tout est une progression que les orgues viennent doper dans cette structure agençant les superpositions instrumentales. Jouant sur le contraste, la seconde partie se situe entre picking/country et blues rock (avec un solo véloce, presque jazz-manouche). Cela vient de la nature même du titre qui mélange une composition d’Anderson et une autre de Squire.
C’est peut-être parce que The Yes Album met en forme l’identité musicale de Yes qu’il est à ce point essentiel. On sait à quel point ce groupe, et donc l’esthétique qui ressort de cet album (puis des autres), a inspiré des dizaines de formations dès les années 1970. Il semble que comme après In the Court of the Crimson King, le rock (et en particulier le rock progressif) trouve une nouvelle dimension. Pour ne rien gâcher, c’est un chef-d’œuvre qui inaugure ce tournant.
A écouter : "I’ve Seen All Good People", "Starship Trooper"