The National
Boxer
Produit par Peter Katis
1- Fake Empire / 2- Mistaken for Strangers / 3- Brainy / 4- Squalor Victoria / 5- Green Gloves / 6- Slow Show / 7- Apartment Story / 8- Start a War / 9- Guest Room / 10- Racing Like a Pro / 11- Ada / 12- Gospel
Nous sommes en 2007. George W. Bush est encore président des Etats-Unis, en dépit d’une chanson écrite partiellement à la gloire du challenger de la dernière élection, John Kerry. Cette chanson, c’est "Mr. November" et son interprète, c’est le groupe The National. Le titre apparaît sur le troisième album du groupe, Alligator, qui leur vaut un succès critique et la construction d’une fanbase solide. On est toutefois encore loin de l’explosion nécessaire pour passer de l’autre côté de la barrière : les membres du groupe ont des boulots “normaux” et s’investissent de plus en plus dans ce groupe singulier, composé de deux paires de frères : Bryan et Scott Devendorf pour la rythmique (respectivement batterie et basse), Aaron et Bryce Dessner, à la composition et aux guitares/clavier. Matt Berninger, chanteur et parolier, complète l’équipe et mène la troupe.
Alors cette fois-ci c’est certain, c’est maintenant ou jamais: soit l’album en préparation les mène sur l’Atlas du rock, soit les ambitions du quintet originaire de Cincinnati seront définitivement enterrées.
Le véritable tour de force du groupe, c’est d’avoir pris tout le monde, y compris leur label, par surprise. On attendait la confirmation de leur capacité à écrire des brûlots garage rock sur lesquels Berninger s’égosillait à mi course pour procurer le climax attendu. Il n’en sera rien. Berninger en aurait même fait des crises d’angoisse avant d’annoncer au label qu’il ne poussait pas son organe dans ses retranchements gutturaux sur cet album. Boxer est un disque qui n’est quasiment que tension, jamais libération. Il est la représentation idéale de l’état d’esprit de jeunes gens (pas si jeunes), ayant suffisamment vécu pour perdre un certain nombre d’illusions sur ce qu’est la définition du succès dans les classes moyennes supérieures chez l’oncle Sam.
Revenons tout d’abord sur le titre : Boxer. Il n’est question du noble art à aucun moment dans les chansons qui composent cet opus. Pourtant, les antagonismes colorent ce disque à un point qu’on veut bien imaginer quelques concepts, quelques arpèges ou rythmiques belliqueuses se mettre quelques gnons au menton.
Au rayon des compositions oxymoriques du groupe, on trouve "Fake Empire", où les accords presque enfantins de piano sont joués en binaire à quatre temps par une main, et en ternaire par l’autre, créant une signature rythmique que le groupe réutilisera avec succès. Mais ce n’est pas tout, au paysage utopique dépeint par Berninger (on est pas loin d’Alice au pays des merveilles), “picking apples, baking pies”, “do our gay balai on ice, bluebirds on our shoulder” viennent s’opposer le malaise latent que compose la conscience d’une réalité moins rose “put a little something in our lemonade” “we’re half awake in our fake empire”. Un véritable hymne (national?) d’un monde devenu fou dont les seuls refuges sont ceux de l’imaginaire.
Sur ce titre, à ce jour une des compositions les plus magiques du groupe, la batterie de Bryan Devendorf entre dans une marche militaire qui vient elle aussi trancher avec la douceur mélodique apparente. Devendorf joue également les Larry Mullen Jr (avec davantage de complexité et de subtilité) sur “Brainy”, “Squalor Victoria” ou encore “Guest Room”.
Les situations dépeintes par l’écriture de Berninger sur Boxer ont beau sentir les problèmes de riches, elles décrivent le malaise des classes moyennes supérieures devant la vacuité de leur vie, l’absence de perspective d’élévation et la dépression devant la monotonie du quotidien, sujet cher à Tony Soprano. “You get mistaken for strangers by your own friends” sur le génial “Mistaken for Stranger”, “you’re pink you’re young you’re middle class, you say it doesn’t matter” sur “Racing like a pro” sont autant d’exemples mettant en avant la futilité de l’apparente réussite professionnelle en comparaison avec l’épanouissement personnel et la quête d’un but plus grand.
On est pas tout à fait dans les bas-fonds bukowskiens, pas vraiment non plus dans la haute bourgeoisie de F. Scott Fitzgerald. The National parle au ventre mou de la société.
Les relations amoureuses et amicales sont également présentes sur cet opus. Elles sont abordées depuis plusieurs point de vue complémentaires: la volonté de cesser le jeu de la séduction sociale pour se contenter de l’intimité, sur l’excellent “Slow Show”, la distance que le temps impose inévitablement avec les amis pourtant autrefois si proches, sur le déchirant “Green Gloves”, la volonté conjointe d’affronter les problèmes, et de chercher à les résoudre par des artifices (“I’ll get money I’ll get funny again” sur “Start a war”, “(..) where we throw money at each other and cry” sur “Guest room”). On notera que, à quelques années près, les ondes FM de l’hexagone n’en finissaient plus de servir et de resservir “Le Diner” de Bénabar, tandis que “Apartment Story” de The National, reprend avec un talent fou la thématique de se laisser doucement couler sous l’extase de la procrastination sociale et en fait un hymne rock. Injustice de la disparité des scènes musicales, ou de leurs diffuseurs ?
“Squalor Victoria” voit la bande de Brooklyn from Ohio pratiquer le dépassement de fonction: une partie instrumentale hallucinante emmenée par la batterie de Devendorf, vraie star de l’album, sur laquelle Berninger dépose une prose tout droit sortie d’un pochon de coke du Loup de Wall Street, “underline everything I’m a professional (...) I’m going down among the saints”, avant d’arranguer son auditoire à grands coups de “Squalor Victoria”, formule cryptique, mantra pour quadra à col blanc. Le titre, comme beaucoup d’autres du quintet, prend une dimension sectaire en live, quand le frontman élancé hurle (cette fois-ci cela ne lui pose plus de problème) le refrain dans un finish toujours dantesque.
Globalement, Boxer propose ainsi une variété thématique énorme, mais aussi une palette musicale extrêmement large, du garage rock de “Brainy”, aux arpèges de guitare de “Start a War”, en passant par la splendide ode à l’empathie “Ada”, sur laquelle Sufjan Stevens fait grâce d’un riff de piano procurant au titre le supplément d’âme nécessaire. L’album se termine par “Gospel”, qui reprend l’histoire où elle avait débuté, ou presque : on cherche toujours le confort dans un “faux empire”, mais celui-ci est à portée de main, dans un jardin aux guirlandes arc-en-ciel où une télé est installée, et des boissons fraîches distribuées. Le programme est cependant moins reluisant: “we’ll play G.I. blood”. Après tout, nous sommes en 2007, les Etats-Unis sont enlisés dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan, quoi de plus logique que d’imaginer voir le sang des soldats américains couler sur n'importe quel écran allumé. The National n’est pas vraiment un groupe politique, ni politisé. Cela n’empêche pas les conséquences des actions étatiques de faire leur apparition dans les scènes exposées par Berninger et ses frangins.
“I think everything counts a little more than we think”/”Je pense que tout a un peu plus d’importance que ce que l’on pense” entend-on sur “Ada”. Le soin du détail, la méticulosité accordée à chaque tournure de vers par Berninger et sa femme Carin Besser, par ailleurs éditrice pour The New Yorker, sont imprégnés tout au long de Boxer. Jusque dans le choix de la photo pour la pochette: on y retrouve le groupe sur une petite scène qu’ils semblent à la fois dominer et subir, victimes d’une exposition à haute proximité (il s’agit d’ailleurs d’un instantané tiré du mariage du producteur de l’album, Peter Katis). Cette capacité à faire sienne une telle vulnérabilité est caractéristique du groupe, qui l’élève même ici au rang de toute puissance.
Comme des grands plats de gastronomie, les morceaux de The National ont besoin du petit plus, de l’assaisonnement parfait, du condiment idoine, pour accomplir leur mission. Il s’agit d’ailleurs en général d’un élément complètement original, comme un arrangement pour cuivres sur la fin de “Fake Empire”, des arpèges de piano virtuoses sur “Racing Like a Pro”, une rupture mélodique sur “Slow Show” ou un jeu de guitares entremêlées par des jumeaux musiciens sur “Start a War”. Aux dires des membres du groupe, un effort considérable a même dû être fait pour accepter que leurs chansons soient “très mauvaises, avant d’être bonnes”. Sur Boxer, le groupe touche à la perfection. N’en perdez pas une miette. Il est même conseillé de lécher l’assiette.