«How they come. Cain in number. »
Luxuriance. Qui pensait associer ce mot à la musique de
Talk Talk quand, l’autoradio de votre maman branché sur les fréquences fm à l‘eau de rose, vous tombiez nez-à-nez avec les singles synthétiques de cette énième formation aux apparences anodines des années 80, placés entre une coupure pub Auchan et le "Say You Say Me" de Lionel Ritchie ? Mais si l’on vous disait que ce quatuor est à l’origine des mouvements de beauté élancée qui mirent bas post rock et compagnie, qu’en diriez-vous ? «
Bonne blague hein ? ». Vous n’auriez pas tort. Comment des tube à synthés dispensables sinon insipides comme "Such A Shame" et "It’s My Life" pourraient être une part significative de la genèse ? Cherchez plus loin, car l’on ne peut décemment pas s’émanciper de la scène mainstream des eighties pour arriver à un album comme
Laughing Stock sans avoir quelque chose de puissamment vrai dés le début - et ce même si on a été odieusement repris par No Doubt. Sentiment étiré mais épuré, visions riches pourtant éphémères, harmonies célestes et profondes. Tout est là, flamboyant.
1991. Le fait est que quelque chose de béni se cache en cet année. Chant du cygne et accomplissement artistique ouvert avec
Spirit Of Eden, l’intransigeance a été un maître mot pour les Londoniens depuis leurs premiers disques. Refus d’une promotion radio qui dénaturerait l’essence des morceaux, dernier concert donné il y a cinq ans déjà,
Talk Talk a su envoyer paître les requins de EMI de la plus belle manière qui soit, leur offrant sur un plateau d’argent une œuvre majestueuse en guise de
suicide commercial. Libérées du joug, les instrumentations ont définitivement remplacé les synthés dégoûtants, les structures se sont épanouies, florissantes, reléguant les couplets et refrains popisants à un passé qui semble plus que lointain. Mais surtout le romantisme atteint en ce testament son point d’orgue, incarné en l’âme, la voix et les mélodies de Mark David Hollis. «
I love sound, but I like silence more » Ô, luxuriance.
« Car, quand même la lumière nous aura quitté, il leur restera la beauté. »
Dix-huit secondes de presque silence, juste le souffle saccadé d’un ampli, puis un accord, comme le premier
jet de l’aube. "Myrrman". En quelques notes, l’évocation est déjà à son paroxysme. Combien d’improvisations et d’abandon de soi pour arriver à exprimer autant en si peu ? Combien de blessures et de chagrins pour ne plus y céder ainsi ? Hollis s’élance, vibre, s’efface au milieu de cuivres et cordes si merveilleusement arrangés qu’ils vous bercent de tensions. Dirigeant son orchestre de main de maître derrière ses lunettes fumées, tournant le champ des possibles en permanence dans la bonne direction, celui que l’on aurait juste pu continuer à considérer comme un crooner torturé de plus emprunte et offre à sa musique des valeurs autres que celles du rock ou de la pop. Des valeurs touchant au jazz, au classicisme, au romantisme, pas dans la recherche technique, masturbatoire erreur qui couta la grâce à nombre groupes progressifs, mais dans l’approche des nuances, des positions, de l’espace, choisissant de centrer la rythmique en arrière-plan telle la pulsation du sommeil, vitale et essentielle, et de laisser le corps se calquer sur les mélodies.
Car si la batterie ne s’épanche certes jamais dans Laughing Stock, c’est en jetant les yeux au loin, vers l’horizon qu‘on finit par la retrouver. Respiration dynamique pourtant subtile, à la présence si naturelle et discrète qu’on ne la remarque pas de suite au milieu de cette jungle. Jaki Liebezeit avait lui aussi compris ça. Luxuriance. Les guitares elles, sont plus entêtantes encore que le reste, attaques sèches et bruitistes qui deviennent assourdissantes au zénith de "Ascension Day" pour s’éteindre brutalement et laisser place à la lumière. "After the Flood". Après. Pas avant, ni pendant. Après. Quand le monde alentour est enfin reposé, quelle que soit la fin, avec pour seule angoisse encore ces guitares tremblantes et ces trois phrases terribles, pour enfin voir les eaux limpides, seule récompense d’en être arrivé à bout. Ah oui, les textes sont dingues aussi.
« Shake my head
Turn my face to the floor
Dead to respect
To respect to be born
Lest we forget who lay. »
« Triste, mais en tout temps joyeux. »
Luxuriance. Les dissonances se planquent, surgissent au coin d’un accord et deviennent envahissantes jusqu’en mourir et ne laisser respirer que la sérénité, bourdon léger, silence paisible. Chaque seconde prend une dimension immense, élargit encore l’espace sans jamais en briser l’intimité, la délicatesse, s’ouvre au renouveau perpétuel, encore et encore. J’ai toujours pensé que la musique devait se penser dans la continuité, que la même note n’avait pas le même sens, les mêmes choses à dire trois mesures plus tard, que ce qui l’accompagne n’est déjà plus vraiment identique. Ce qu’à su exprimer
Talk Talk ici est exactement ce renouveau. Ode à la vie, à son élan, d’une fragilité pure, précieuse mais indéfectible, d’une assurance sans bornes. Hollis, libéré, donne tout son sens au dépouillement, débarrassé du carcan, ne faisant plus écho à l’angoisse mais chantant, suave, les ombres et la lumière, transi d’émotion dans "New Grass", sublimant ses harmonies déjà vespérales. «
Triste, mais en tout temps joyeux* ». Car arriver enfin à exprimer ainsi la profondeur des sentiments qui se dégagent de ce disque, c’est sans le moindre doute l’une des plus belles choses auquel l’être humain puisse accéder. L’accomplissement d‘une vie, rien de moins, oui. Ah et si par hasard vous rencontriez une nana qui vous ramène chez elle un soir et branche ce
Laughing Stock, faîtes moi plaisir, épousez-la.
* Celui qui saura nommer la référence se verra remporter un exemplaire de l’album. Ne rêvez pas, ça ne se trouve pas sur Google. S‘adresser au rédacteur pour la réclamation du gain.