
Grive
Tales Of Uncertainty
Produit par
1- Hotel Room / 2- Wait and See / 3- Burger Shack / 4- How Many Years / 5- Darkest Woman on Earth / 6- Go Up the River / 7- Quicksands / 8- The Loop


Si les algorithmes de nos plateformes musicales préférées (ou détestées) tapent souvent juste en matière de découvertes, on ne soulignera jamais assez le pouvoir des recommandations humaines. Et si, une fois n’est pas coutume, j’avais été plus réactif pour me pencher sur ce drôle de disque (au sens très figuré), il aurait largement atterri dans mon Top Albums 2024, et aurait même joué des épaules pour se frayer une place de choix dans notre dossier des Contre-Victoires de la musique.
Car oui, "Tales Of Uncertainty" est un grand disque. Un album qui ne se laisse pas apprivoiser d’emblée, mais je vous promets de vous guider jusqu’à sa porte d'entrée (et quelle porte d'entrée ! Mais nous y reviendrons). Grive est un duo français qui tire son nom de l’oiseau, accessoirement symbole de la ville de Saint-Erme, où le disque a été enregistré. Aux commandes, Paul Régimbeau, habituellement actif dans l’électro sous le pseudonyme de Mondkopf, et Agnès Gayraud, que vous avez peut-être déjà entendue avec "La Féline", projet que l'on classera, un peu par facilité, dans la pop indépendante française.
Le petit jeu des étiquettes devient encore plus complexe quand il s'agit de Grive, fruit d’une rencontre musicale vieille d’une petite dizaine d’années. Ici, pas d’électro, ni de chant en français. Et surtout, pas besoin d’une définition précise pour une musique qui s’impose d’elle-même. Ces huit morceaux allient une finesse ciselée à une lourdeur métallique impressionnante. On parle parfois de slowcore (comprendre une musique minimaliste, noyée sous la reverb), mais "Tales Of Uncertainty" propose bien plus que cela.
Cet album prend son temps (quand bien même il ne dure que 37 minutes). Son rythme est lent, presque traînant, mais avec une intensité qui nous maintient captifs chaque seconde durant. C’est aussi un disque tout en noir et blanc. Non par nostalgie, mais par sa froideur hivernale, quasi glaciale. La chambre d’hôtel évoquée dans la première piste est un leurre, sachez-le. Ces quatre minutes initiales sont une parfaite invitation à prendre la route vers des contrées enneigées et propices à la contemplation. On y trouve déjà la marque du duo : notes bourdonnantes flirtant avec le drone, percussions subtiles (avec la précieuse contribution du batteur Jean-Michel Pirès et de la claviériste Léa Moreau), et surtout cette voix, éthérée mais profonde, qu’on suivrait les yeux fermés jusqu’à l’autre bout du monde. Voire bien au-delà.
Si l’album sonne résolument moderne, il porte aussi en lui une patine nineties irrésistible. "Wait and See", par exemple, avec sa structure classique, rappelle les grandes heures du metal atmosphérique aux voix féminines. On y entendu du doom façon Anathema (période Eternity) dans ces lignes de guitares abrasives, quand le chant évoquera, plus loin, celui d’Anneke Van Giersbergen.
Plus loin, c’est maintenant. Et donc la fameuse porte d’entrée annoncée. Elle ne donne pas sur une cathédrale sonore majestueuse, mais sur… une baraque à frites*. Oui, vous avez bien lu. "Burger Shack", morceau-clé du disque, est un tube qui n’en est pas un. C’est avec cette splendeur que Grive m’a capturé. Arpège simple mais vaporeux, décor musical qui se dessine au fil des kilomètres, impression d’une fuite en avant douce et inéluctable… L’ensemble nous plonge dans un monde obscur mais parfait où Portishead et The Gathering auraient fusionné en une entité unique. La voix de Beth Gibbons plane d’ailleurs sur l’album, Grive partageant avec Portishead ce goût pour l’expérimentation et la liberté formelle. Ici, pas de structures rigides couplet-refrain, mais des compositions qui respirent, s’étirent, s’imprégnant parfois d’une dimension quasi-jam ("Quicksands", "The Loop"), tout en restant délicieusement contenues. Un contrôle sans esbroufe, probablement lié au fait que l’album a été enregistré en conditions live.
"Tales Of Uncertainty" impressionne par sa cohérence, surtout pour un premier album (après un EP en 2021). Il se tient au carrefour du slowcore, du shoegaze, de l’indie-rock aérien et de sonorités plus rugueuses parfois juste effleurées. Dans ce registre, "How Many More Years" s’impose en hymne glacial, dépouillé et d’une noirceur abyssale. Tout comme l’incroyable "Darkest Woman On Earth", (très Bristolien là encore), qui nous engloutit dans un vide insondable. Bourdonnements lancinants, percussions feutrées, guitares aussi délicates que radicales, et surtout cette voix d’Agnès Gayraud, impassible, qui semble chanter la fin du monde avec un détachement bouleversant. Brillant.
Huit titres, trente-sept minutes et pas une seule note superflue ni la moindre seconde de remplissage. "Tales Of Uncertainty" est une réussite totale. Un album exigeant, certes, mais qui révèle toute sa richesse à chaque nouvelle écoute. Le privilège des grands disques.
À écouter : "Burger Shack", "How Many More Years", "Darkest Woman on earth"