Esthesis

Avec un prix "d'album de l'année" décerné par les lecteur d'Albumrock en 2022 et un succès critique d'envergure pour ses deux premières productions, c'est peu de dire que le troisième album d'Esthesis était attendu par les amateurs de la scène progressive et alternative. Une attente nécessairement mâtinée de curiosité quand on sait que le groupe emmené par Aurélien Goude ne produit jamais deux fois le même album, brouillant ainsi les pistes et envoyant bouler les classifications bien établies du rock d'aujourd'hui.

Après avoir exploré sa filiation floydienne sur un premier album très remarqué puis louvoyé avec élégance sur la bande originale d'un film noir, le groupe originaire de Toulouse opère un nouveau volte-face complet. Exit le groove chaloupé du jazz et la chaleur réconfortante des cuivres, Esthesis renouvelle ses sonorités avec un album beaucoup plus sombre, froid et tranchant où nappes de claviers enveloppantes, alchimie basse-batterie pourvoyeuse de rythmiques lourdes et complexes et riffs massifs se répondent dans une densité suffocante. Out of Step se fait ainsi l'écho d'une imagerie plus violente et angoissante avec une conception sonore méticuleuse toujours empreinte d'une forte dimension cinématographique qui renvoie à une esthétique obscure et labyrinthique telle que développée par un réalisateur comme David Lynch. Trop souvent ramené à son accointance avec la musique de Steven Wilson, Esthesis multiplie à l'image du premier (et excellent) album de Berlin Heart les incursions dans l'indus, le trip hop, le metal et le post-rock pour en ramener les contrastes et les sonorités sombres qui façonnent la singularité de ce troisième opus. Le groupe opère ainsi un pas de côté dans sa musique qui retranscrit parfaitement le regard anxiogène porté par Aurélien Goude sur la société qui l'entoure et ce perpétuel sentiment de déphasage, magnifiquement retranscrit par la pochette et sa photo un brin mystérieuse.

L'auditeur est ainsi plongé dès l'entame de l'album avec "Connection" dans un faux rythme angoissant dénonçant les dérives d'un système hyperconnecté où la torpeur ambiante laisse entrevoir la tension latente et les soubresauts électriques à venir. Un excellent break lance la seconde partie du titre et son crescendo constitué d'envolées riffesques tranchantes. La section rythmique tenue par Arnaud Nicolau (batterie) et Marc Anguill (basse) est impressionnante par sa cohésion et nous fait notamment sentir l'influence du metal atmosphérique du dernier Leprous.

Cette froideur clinique introductive laisse la place à une mélancolie rageuse sur "The Frame" qui invite l'auditeur à sortir du cadre que la société a dessiné pour lui. La ligne de guitare lancinante de Rémi Geyer signale l'urgence en arrière-plan avant un beau solo conclusif, tandis que les harmonies vocales et le chant très mélodieux d'Aurélien Goude nous enveloppe sur un refrain particulièrement puissant et accrocheur qui constitue assurément un moment fort de l'album. L’enchevêtrement des lignes de chant d'Aurélien Goude et de Mathilde Collet, dont la voix est particulièrement mise en avant sur cet opus, confère également un romantisme noir au titre "Circus" qui possède des allants presque pop (ces "ta da da" entêtants) pour mieux rendre compte avec émotion de la pression qui accable un artiste de cirque au bord de la rupture. Qu'importe le mal-être, The Show Must Go On pendant que le travail en arrière-plan à la six-cordes, le solo de basse, la rythmique Jungle et la montée en puissance finale font de ce titre un véritable uppercut. L'album livre sa pépite avec "City Lights", une superbe ballade atmosphérique qui rend un hommage appuyé aux sonorités des années 1980 (The Cure en tête), avec un crescendo mélodique à la fois hypnotisant et poétique qui trouve son apothéose dans une envolée post rock grandiose.

Enfin, racines progressives obligent, Out of Step comporte deux pièces épiques de choix. Le titre éponyme tout d'abord, qui s'organise autour d'une base rythmique hypnotisante et fait grimper la tension avec un nouveau refrain fédérateur avant d'embrayer sur un long développement au motif claustrophobique. Le titre s'apparente ainsi à une transe lancinante et groovy qui convie aussi bien Nine Inch Nails que Tool avant un dernier sursaut final dantesque. Ensuite, pour conclure l'album, "The Storm" annonce dès son titre l'orientation tempétueuse du morceau. Après une introduction magistrale qui met une nouvelle fois en valeur la complémentarité du chant d'Aurélien Goude et de Mathilde Collet ainsi que les envolées lyriques de cette dernière, la machine s'emballe avec une succession de riffs monolithiques et glacials, chaque instant de relâchement préparant le terrain pour la prochaine explosion. Voilà une conclusion magistrale qui laissera l’auditeur pantois avant le très cinématographique titre bonus "Abyss", composition instrumentale écrite collectivement par l'ensemble du groupe. On y retrouve une rythmique de batterie complexe sur laquelle se greffent de beaux arpèges de basse en apesanteur puis de véritables fulgurances en forme de jaillissements électriques avant le retour à une forme d'accalmie avec le souffle du vent.

Refusant de coller aux étiquettes trop facilement assignées, Out of Step est le fruit d'une orientation sans compromissions et le résultat d'une prise de risque maximale qui s'avère définitivement payante. Plus sombre et direct, ce troisième album provoque sans mal l’esthésie tant recherchée. Bien heureux dès lors celui qui saura prédire le prochain coup d'Aurélien Goude et de son groupe Esthesis tant le Français se plaît à explorer avec brio des univers diamétralement opposés à chaque album, tout en maintenant une cohérence discographique globale. Une chose est sûre, il nous tarde déjà d'embarquer avec les toulousains pour explorer leur prochain voyage musical.