Gilgamesh

Gilgamesh serait-il le plus beau trésor caché de l’École de Canterbury, sous-courant du rock progressif à l’identité fluide, au croisement du jazz, du prog’ et de la pop ? Tout d’abord, on lui doit une pochette généreuse qui offre à l’acquéreur un jeu de Serpents et échelles adapté aux réalités d’un groupe de rock - avec ses jacks (en lieu et place des serpents), ses claviers (une alternative aux échelles) et ses musiciens en galère. Ensuite, le groupe proposa deux albums solides à l’inclinaison jazz-rock ambitieuse, dont un premier en 1975.  

L’épopée de Gilgamesh (il fallait la faire) commence en 1972 et connaît ses premières péripéties lors de concerts donnés aux côtés d’Hatfield and the North avec lesquels il est même imaginé de produire une œuvre commune. Or, la formation est rapidement confrontée à un manque d’opportunités qui l’empêchent de se déployer et, à la suite de la publication d’un premier opus, elle est mise en sommeil dès 1975.

L’École de Canterbury étant avant tout une aventure humaine, Gilgamesh intègre cette catégorie du fait du parcours de ses membres : Alan Gowen et Phil Lee seront plus tard membre de National Health et le groupe voit venir dans ses rangs Richard Sinclair (Caravan, Hatfield and the North) et plus tard, lors de sa reformation, Hugh Hopper (Soft Machine). Et puisque ses musiciens sont issus de la scène jazz, leur proposition artistique demeure fortement colorée de cette esthétique.

Ainsi, la première suite de l’opus, intitulée du nom des mouvements qui la composent, "One End More / Phil's Little Dance - For Phil Miller's Trousers / Worlds of Zin", incarne parfaitement cette orientation jazz-rock, avec une écriture marquée par les ruptures entre différentes capsules qui donnent un effet patchwork, alternant des thèmes répétitifs et des phases solistes dialoguées. Cependant, les sonorités de claviers regardent vers le rock progressif, de même que certains soli mélodieux évoquent Camel. Plus loin, l’introduction de "Island of Rhodes / Paper Boat - For Doris / As If Your Eyes Were Open" développe un registre purement jazzy qui permet une mise en place savante de l’arrivée de chaque instrument et ne laisse pas imaginer son final magistral aux claviers sautillants et au solo heavy. Rebondissant sur la bossa acoustique de "For Absent Friends", la guitare se veut insistante par ses sinuosités dans "We Are All / Someone Else's Food / Jamo and Other Boating Disasters - From the Holiday of the Same Name", si bien que la six-cordes se taille la part du lion au sein de cette pièce toujours aussi jazzy mais plus dansante et mélodieuse - un passage chaloupé rappelle même Gentle Giant et son final s’avère plus prog’.

Cette dernière suite se conclut par quelques accords de piano sur "Just C", exemple parmi d’autres de ces petites pièces parfois très brèves qui ponctuent l’album, comme "Lady and Friend", au piano ouaté camélien, même si les ruptures de registres assez brusques et le jeu basse rendent la titre très jazzy. Brièveté ne veut pas dire manque d’ambition, comme en témoignent les audaces très poussées de l’insaisissable "Notwithstanding", qui affirme un jusqu’auboutisme dans ses sonorités, ses ruptures rythmiques, ses expérimentations à tendance bruitiste, et tranche complétement avec la douceur bienheureuse et mélodieuse d’"Arriving Twice" – aux jeux de contrastes typiquement canterburyen.

Illustration de la face la plus jazz-rock de la scène de Canterbury, Gilgamesh prouve qu’elle n’en est pas la moins remarquable et livre un album aussi exigeant qu’impressionnant.

À écouter : "Arriving Twice", "Island of Rhodes / Paper Boat - For Doris / As If Your Eyes Were Open", "We Are All / Someone Else's Food / Jamo and Other Boating Disasters - From the Holiday of the Same Name"