Tangerine Dream - Les visiteurs du son (1967 - 1987)

Référence dans le domaine de l'édition spécialisée dans les musiques populaires, Le Mot et le Reste avait déjà publié des ouvrages sur la scène allemande des 1970's, plus connue sous le nom de Krautrock. Eric Deshayes, en particulier, a pris la plume pour dresser un panorama de l'ensemble de la scène (Au-delà du rock, 2007) puis pour réaliser des monographies sur Can (2013) et Kraftwerk (2014). C'est en toute logique que Tangerine Dream bénéficie enfin d'une mise en lumière, et c'est Emmanuel Saint-Bonnet qui s'en est chargé après avoir écrit une série d'articles sur le groupe pour Highlands Magazine. 

La chronologie choisie s'ouvre sur la naissance du combo, entre l'Allemagne et l'Espagne, et se referme sur le départ de Chris Franke (dont les péripéties et les hypothèses sur les raisons de cette séparation sont bien décrites), qui marque également, selon l'auteur, le début du déclin de Tangerine Dream sur le plan créatif. 

On soulignera un art de la synthèse très louable et une plume avisée, qui permettent de lire l'aventure du combo allemand d'une traite, sans se perdre dans des détails superfétatoires. Ainsi, l'anecdote est au service de la compréhension des évolutions du groupe ou du contexte : on évoquera les deux séjours en Europe de l'Est, à Berlin-Est et en Pologne, qui valent le détour et mettent en relief une diffusion de la musique occidentale par delà le rideau de fer, plus forte qu'on pourrait le croire. 

Un personnage apparaît sans surprise au cœur du récit, Edgar Froese dont la place incontestable de leader du groupe est bien mise en avant. On se plait à le voir quitter les rivages bornés de la British Invasion, qu'il imitait quand il était au sein des Ones, à connaître ses inspirations prestigieuses, notamment Dali et Stockhausen, bien loin des stars du rock'n'roll. On saisit alors le changement social dans le recrutement des musiciens, qui sont de plus en plus étudiants, et qui se tournent vers les musiques savantes et l'expérimentation. Cette naissance aux prémices du Krautrock nous amène à croiser de nombreux personnages reconnus de la scène berlinoise : Klaus Schulze, autre figure tutélaire de la musique électronique, Franke qui était passé par Agitation Free, et bien d'autres (il est question de musiciens d'Ash Ra Tempel et de Popol Vuh). La question des labels est également soulevée, qu'ils soient allemands (Ohr, avec lequel des conflits eurent lieu) ou anglais avec Virgin dont on s'étonne encore a posteriori des audaces dans les 1970's (Branson accueilleit également Faust dans son écurie, sans parler de Gong ou Mike Oldfield). 

Organisé autour de la production des albums, surtout studios mais aussi live, le livre dresse des analyses qui s'intéressent avant tout aux évolutions esthétiques du groupe, et on apprendra beaucoup de choses sur les expérimentations, les inspirations, la lutherie électronique de Tangerine Dream. Les pères de la musique électronique travaillaient dans un laboratoire d'alchimiste à partir des possibilités offertes par l'apparition de nouveaux instruments. L'auteur rappelle aussi la réalisation de nombreuses BO et le travail qu'ils fournirent pour le monde du cinéma : de quoi mettre en perspective les liens du rock progressif au sens large avec la musique de film (on ajoutera Popol Vuh et Can pour le Krautrock et on citera aussi la scène italienne dont l'investissement pour le grand écran a été mise en avant par Louis de Ny). 

C'est donc une synthèse très recommandable, sur le fond comme sur la forme, que nous offre Emmanuel Saint-Bonnet, qui devrait séduire le lecteur averti et le curieux avide de découverte. 

Emmanuel Saint-Bonnet, Tangerine Dream - Les visiteurs du son (1967 - 1987), Marseille, Le Mot et le Reste, 2023, 147 pages. 17 euros.