Teeth
The Strain
Produit par
1- Platinum / 2- Medicine Out / 3- The Strain / 4- Miscreant Seeds / 5- Onus / 6- Rash / 7- Great Failure/Teeth
Si chaque être humain assume sa destinée avec plus ou moins de brio, certaines personnes la quittent de façon héroïque. C'est le cas de John Grabski III, atteint d'un cancer depuis 2007, qui, après une première rémission, a rejoint la communauté musicale dans l'état de New York avant que la bête ne revienne le hanter jusqu'au diagnostic fatal : cancer en phase terminale. En réaction, il a transcendé cette implacable épreuve en une nouvelle force de vie et a refusé tout traitement lourd qui aurait pu prolonger son existence de quelques mois. Jusqu'à son dernier souffle, tout au long de sa dernière année, il a décidé de consacrer l'essentiel de son temps à réaliser son rêve ultime : enregistrer un album avec son frère Benjamin.
Pour ce faire, John Grabski III a contacté une de ses idoles, le célèbre producteur Steve Albini, qui a immédiatement été touché par le projet. John et Benjamin se sont donc rendus à Chicago et ont enregistré The Strain (la souche d'un virus), sans bourse déliée, grâce aux bons auspices de Steve. Les deux frères ont travaillé avec application et sans relâche pour façonner l'album tel que John l'avait imaginé. S'il est à la batterie et au chant, lui et Benjamin se sont partagés les accords de guitare et de basse. John a contacté un de ses batteurs préférés, Coady Willis (The Melvins), qui lui a prêté une caisse claire pour les sessions, alors que pour les overdubs il a joué d'une guitare qui avait jadis été utilisée par Kurt Cobain sur l'album In Utero de Nirvana. Avec l'apport indirect de ses deux principales influences son rêve allait devenir réalité. Et comme pour mieux partager la progression de l'album et de son cancer sur internet il a signé ses correspondances avec ce slogan : Rock vs cancer. Rock wins.
Restait à savoir si cette urgence possédait également de réelles qualités musicales. Le moins que l'on puisse dire c'est que cet album est saisissant. Comme tout opus produit par Steve Albini, le son est brut et viscéral, sans fioriture. Le jeu fluide et puissant de la batterie couplé à une guitare et une basse lourdes encadrent des chansons dont chaque paroles décrivent la lutte de John contre son cancer. The Strain évoque donc l'urgence, les frustrations, les peurs, mais aussi la fureur de vivre d'un homme qui est entre la vie et la mort.
Malgré sa mauvaise condition physique, John Grabski III joue avec une ferveur et une force incroyables, tout en chantant d'une voix rauque et étranglée, proche de celle de Kurt Cobain. Dès "Platinum", la déclaration d'intention donne le ton de ces trente minutes où la musique grungy noisy rock n'a rien de prétentieuse. La preuve, le batteur-chanteur gronde "je suis sérieux comme le cancer, je suis une machine de mort" avec une vraie pointe d'ironie. La bataille de John contre la maladie est décrite dans "Medecine Out", avec son envie de vivre normalement suite à sa décision de mettre fin à son traitement. "The Strain" ressemble à une fusion du début du grunge avec des parties de stoner rock. Un incontestable must du genre. John y hurle la haine puis l'espoir en tout dernier ressort avant que dans les deux morceaux suivants, qui rappellent musicalement The Jesus Lizard, ses germes perfides ne le conduisent à la peur de l'étouffement. Au bout du bout, dans cette bataille perdue d'avance contre un ennemi impitoyable, John nous laisse un témoignage déchirant sur l'éphémère et la fragile nature de la vie ("Great Failure/Teeth").
Son album terminé, John Grabski III a instantanément lancé l'idée d'en faire un autre. Steve Albini a de suite accepté. John est revenu seul mais les tumeurs s'étaient déjà multipliées. Il a toutefois enregistré la batterie et la guitare avec l'espoir de le compléter plus tard dans l'année, si son état le lui permettait. Sa santé ne s'est hélas pas améliorée, il est décédé le 9 mars 2012, dix jours après la sortie de The Strain (une partie de chaque exemplaire est reversée au centre local des cancéreux qui porte son prénom pour l'achat de fournitures pour leurs soins de confort). Steve Albini lui a rendu un vibrant hommage (ici) : "John a refusé de laisser son état terminal lui définir ou dicter les termes de sa vie.... si le cancer allait le tuer il faudrait l'interrompre pour le faire." Grâce à cet album poignant, John Grabski III nous donne une leçon de fin de vie et d'envie qui valide encore un peu plus sa signature pour ce qui restera son seul et unique album : Rock vs cancer. Rock wins !