Tout le monde devrait savoir qu’il est autrement plus ardu de parler de disques tout frais que de certains alignant bientôt leur demi-siècle. Ces derniers sont l’office de formations aujourd’hui composées de vieillards, d’os et de cendres ne se risquant plus à monter sur scène ou écrire de nouvelles choses sous un nom déjà trop lourd à porter. Hormis quelques exceptions tremblotantes, plus besoin de prendre de risques si tard, chacun en conviendra. Alors on a le recul nécessaire pour aborder ces œuvres, des centaines de choses déjà écrites sur elles, des interviews à la pelle, des repères sociaux, locaux et temporels. Un passé révolu que l’on continue de presser en somme, jusqu’à en faire sortir le peu de jus qu’il reste, périmé ou non. Mais quand les fantômes se révèlent vivants, hantent encore les scènes, possèdent toujours les âmes, il faut savoir chanter lumière quand le monde entend son contraire. Les Swans, ou de l’art ultime d’écrire une chanson.
Devant la seule connaissance de la teneur chaotique des concerts du sextet, beaucoup pourraient mettre en doute de leur oreille non aguerrie qu’il n’en est rien, que les
Swans ne sont qu’une machine de guerre répondant à des principes basiques mais diablement primitifs de pics d’intensité conséquents. Et quelle intensité. Le Trabendo en a récemment fait les frais, subjugué par un Michael Gira transcendé, scandant sa fièvre à même le monde sans se soucier de son existence. Pourtant il apparaît que les Swans, même à l’époque de Jarboe, livraient des sets tellement brulants que le talent de songwriting du duo était complètement explosé par le feu s’en dégageant.
Alors devant la pochette de The Seer, l’œil perdu dans l’obscurité autour de cet étrange visage félin, je prépare mon esprit à oublier Children Of God et The Burning World, corps et âme à ne pas ressortir indemnes.
A ceux qui ne savent plus écouter.
Tout comme certains lisent en diagonale, d’autres écoutent sans relief. Passez votre chemin, vous n’avez rien à espérer ici bas. Ce n’est ni une accusation, ni une tare irréversible. Cherchez l’épiphanie plus haut, vous reviendrez forcément plus tard.
A ceux qui le savent encore.
The Seer sera une des œuvres les plus éprouvantes que vous aurez à dévorer dans cette fausse carrière de boulimique sonore à temps plein. Plus de deux heures réparties sur autant de disques et des titres marathoniens s’envolant, s’étalant, rampant sur des demi-heures asservissantes, frôlant par moments des méandres si profonds, si noirs, que l’on disparaît littéralement, ce jusqu’à l’instant souverain où le timbre de Michael Gira sort l’univers des limbes. Le monde entier pourrait être englouti dans une simple et même vision sous des vagues insurmontables de saturation, le temps et l’espace distordus avec pour seul repère ces cloches que l’on suit éperdument tel un phare, si Michael Gira fait résonner ses cordes internes, alors ce monde ne saurait réellement s‘éteindre.
« Your life is in my hand
Your mind is in my eye
Your eye is in my mind
Your eye is in my eye. »
Le détail des orfèvreries qui ornent le pied de ces monuments extatiques - "The Seer", "Piece Of The Sky" et "The Apostate" - vous mèneront effectivement à cerner les propos du possédé Gira quand il disait de cet album qu’il est «
la culmination de tous les précédents albums des Swans, ainsi que toutes autres musiques écrites ou imaginées par moi-même ». Envolées brulantes, rythmiques hypnotiques, beauté sobre - des chansons comme "Lunacy" et "Avatar" témoignent de l’évolution des
Swans à travers les nineties quand "The Daughter Brings The Water" et "Song For A Warrior" sont ces mêmes sensibilités folk auxquelles Gira s’est ouvert à la fin des années ’80, celles qui l’ont mené au songwriting fragile et à fleur de peau qu’on lui connait depuis
Children Of God. Tout se rejoint ici, dans l'unité, la cohérence et l'absolu.
Vous l’aurez compris, il est presque impossible, et ce même pour le plus vertueux et appliqué des ogres, de digérer cet album, de l’embrasser dans ses moindres recoins, de ne pas se perdre, aveugle, dans ses abîmes si riches, si enivrantes. Ainsi il est impossible de prétendre ne pas avoir changé d’un atome au final de ces deux heures homériques.
The Seer est une invitation à l’abandon le plus total, le plus intense, le plus violent. Il ne s’apprivoise pas, il soumet, littéralement. Les
Swans signent ici la nouvelle aube d’une ère millénaire où la musique ne peut être dominée. D’anciens dominants, ils sont maintenant de ceux qui incarnent la lumière, puisqu’ils savent montrer les ombres.