
Jeff Beck
Blow by Blow
Produit par George Martin
1- You Know What I Mean / 2- She's a Woman / 3- Constipated Duck / 4- Air Blower / 5- Scatterbrain / 6- Cause We've Ended as Lovers / 7- Thelonius / 8- Freeway Jam / 9- Diamond Dust


Des trois monstres sacrés de la guitare passés par les Yarbirds au tournant des sixties, Jeff Beck est certainement celui qui a eu la carrière la moins glorieuse auprès du grand public. Souvent considéré comme un "guitariste pour guitaristes" et d'ailleurs largement adoubé par ses pairs musiciens comme l'un des plus grands maîtres de la six-cordes (même le teigneux Ritchie Blackmore en fait l'éloge), son jeu apparaît par bien des aspects encore plus innovant que celui de ses anciens compagnons et rivaux Jimmy Page et Eric Clapton.
Il est vrai qu'à mi-parcours des seventies, Jeff Beck souffre bien de la concurrence du guitariste de Led Zep malgré une discographie déjà bien remplie : après avoir remplacé Eric Clapton au sein des Yardbirds, il fonde le premier Jeff Beck Group dans un registre heavy-rock visant à concurrencer le dirigeable sur ses terres, puis un second Jeff Beck Group dans un style plus soul et Rhythm and Blues avant de lance le power trio Beck Bogert and Appice. Lassé de ce rôle de soutien à un chanteur, le guitariste taciturne souhaite véritablement affirmer sa personnalité et remettre les spécificités de son jeu au centre des compositions. Pour s'illustrer et marquer son identité, il doit faire évoluer sa musique au delà du schéma blues-rock, d'autant plus que le courant jazz-rock est alors en plein essor comme en attestent les succès du Mahavishnu Orchestra de son ami John Mc Laughlin (qui accompagne également Miles Davis).
Jeff Beck entre aux studios AIR de Londres en 1974 pour travailler sur de nouvelles idées, accompagné du "cinquième Beatles" le producteur George Martin. Il récupère le fidèle Max Middleton (qui officiait déjà au sein de la seconde mouture du Jeff Beck Group) aux claviers et embauche une section rythmique habituée des studios mais quasiment inconnue du grand public composée de Phil Chen à la basse et Richard Bailey à la batterie. Inspiré notamment par les albums de jazz-rock de Miles Davis (particulièrement "A Tribute To Jack Johnson"), "Apocalypse" du Mahavishnu Orchestra et "Spectrum" du batteur Billy Cobham, Jeff Beck choisit de se passer de paroles, mettant en avant l’importance de la guitare comme moyen d’expression émotionnelle, ce qui restera sa marque de fabrique tout au long de sa discographie.
Ce parti-pris esthétique permet au guitariste de se concentrer pleinement sur son instrument, utilisant une grande palette de techniques au service de la musicalité et de la profondeur mélodique sans jamais se perdre dans des démonstrations gratuites. Perfectionniste et souvent mécontent de ses soli, Jeff Beck demande régulièrement à George Martin de les réenregistrer jusqu'à obtenir une version pleinement satisfaisante (l'anecdote raconte qu'il appelle son producteur quelques semaines après la fin des sessions pour réenregistrer un énième solo alors que l'album est déjà paru dans les magasins!). Méticuleux et exigeant, Jeff Beck est aussi l'un des premiers guitaristes de rock à utiliser le vibrato comme partie intégrante de son jeu pour moduler les hauteurs de notes. Il s'appuie en particulier sur un vibrato dit "flottant" qui lui permet de transposer des inflexions vocales à la guitare de manière unique. Cette dimension est renforcée par le jeu sans médiator qui lui permet également de contrôler la texture du son et de favoriser une plus grande articulation.
Mais si Blow by Blow est resté célèbre ce n'est pas seulement pour ses techniques innovantes, c'est pour son groove fusion et son immense reprise de "Cause We've Ended as Lovers", morceau écrit par Stevie Wonder pour sa femme Syreeta Wright. Le succès de ce titre est d'ailleurs un juste retour des choses pour celui qui a composé avec Stevie Wonder l'immense tube "Superstition" sans que ce dernier ne lui officiellement attribué. Le titre "Cause We've Ended as Lovers" lui aurait ainsi été "donné" par Stevie Wonder pour enterrer la hache de guerre. Tout sur ce morceau évoque la tendresse et l'infinie variation des émotions amoureuses, la six-cordes se substituant littéralement au chant avec énormément de nuances. Outre le jeu au vibrato évoqué plus haut, cette impression est renforcée par une technique de violoning sur l'introduction visant à jouer sur le volume pour gommer l'attaque des notes, tandis que le solo magistral évoque davantage la fougue de la passion amoureuse. Le titre est de plus dédicacé à l'un des héros de Jeff Beck, Roy Buchanan, autre grand guitariste sous-estimé au talent immense et au destin tragique qui demeure l'un des rois de la Telecaster.
L'album comporte également une autre reprise de Stevie Wonder, "Thelonius", jamais enregistrée par le prodige aveugle et où ce dernier officie au clavinet (clavecin électrique). On y entend une talk-box, effet de distorsion aujourd’hui désuet qui permettait de moduler le son de la guitare avec la voix, donnant ainsi l’illusion de faire parler l’instrument. On en retrouve également une trace sur la reprise façon reggae de "She’s a woman" des Beatles, son utilisation ayant, soyons honnêtes, assez mal vieillie.
Pionnier de la fusion, Blow by Blow injecte partout une couleur funk et ce dès le titre d'introduction "You Know What I Mean" inspiré par Larry Graham (Ex-membre de Sly And The Family Stone) qui se démarque avec sa wah-wah intenable et ses effets électroniques spatiaux. Ce registre jazz-rock funk caractéristique de cette période rayonne également sur l’humoristique "Constipated Duck" ainsi que sur les improvisations survoltées de "Freeway Jam" emmené par une basse locomotive et le tempo chaloupé de "Air Blower". La section rythmique joue un rôle primordial, son groove soutenant parfaitement les envolées de guitare et offrant une base solide à Beck pour déployer sa créativité. Les autres pièces maîtresses de l'album comptent notamment un "Scatterbrain" emmené par un batterie volcanique et un riff démentiel, sur lesquels Max Middleton, pianiste et claviériste de formation classique, livre de très belles les parties de Fender Rhodes. Finissons par le conclusif "Diamond Dust" signé Bernie Holland, guitariste du groupe Hummingbird formé par les anciens membres du Jeff Beck Group. Ce dernier titre brille par ses superbes orchestrations inquiétantes et ses soli sensibles et complexes s'étirant sur plus de huit minutes.
Cinquante ans après sa sortie, Blow By Blow reste une des pierres angulaires de la discographie de Jeff Beck et de la mouvance jazz-rock de l'époque. Certifié disque d'or en octobre 1975 et atteignant la quatrième place au Billboard 200, il est synonyme de succès pour l'ancien membre des Yardbirds qui gagne réellement son aura de virtuose de la six-cordes. Tout en s'inscrivant durablement dans le paysage de son époque, cet album pose les jalons pour toute une nouvelle génération de guitaristes à venir (en particulier la vague de guitar heroes des années 1980) et reste ainsi une référence incontournable pour qui s'intéresse au rock.
A écouter : trois des meilleurs morceaux de la discographie de Jeff Beck : "Cause We've Ended as Lovers" ; "Scatterbrain" ; "Diamond Dust".

















