
Maruja
Pain to Power
Produit par Maruja
1- Bloodsport / 2- Look Down on Us / 3- Saoirse / 4- Born to Die / 5- Break the Tension / 6- Trenches / 7- Zaytoun / 8- Raconcile


La liberté artistique dans le rock n’a jamais été aussi flagrante qu’aujourd’hui. Les genres s’entrecroisent librement, et un instrument comme le saxophone fait un retour en force, notamment sur la scène post-punk. On pense bien sûr à Black Country, New Road, qui a apporté le saxophone dans son post-punk théâtral dès son premier opus brillant, aux Suédois déjantés de Viagra Boys avec leur saxophoniste attitré, ou encore aux Londoniens de Deadletter qui l’ont également intégré à leur arsenal.
Dans ce contexte foisonnant, le quatuor Maruja joue dans un registre presque à part. Pour eux, le saxophone ne fait pas qu’ajouter du cachet, il sert de révélateur d’émotions en tandem avec la voix polymorphe d’un frontman charismatique : Harry Wilkinson. Actif depuis 2014, le groupe originaire de Manchester a écumé les salles underground et sorti plusieurs disques avant de se décider à (enfin) passer sur format long. C’est surtout après le recrutement du saxophoniste Joe Carroll et du batteur Jacob Hayes (vers 2018) que les choses se sont accélérées. Le groupe a livré une série d’EPs salués, dont le très bon Connla’s Well en 2024, porté par l’excellent single "The Invisible Man". Autant dire que ce premier album était attendu de pied ferme.
Notre vœu a été exaucé en septembre dernier avec la parution de Pain to Power, un album de huit titres à la pochette vive. Et quel album ! Pensé comme un véritable manifeste, ce disque aux multiples contrastes progresse par à-coup. Après l’agressif "Bloodsport" proposé en introduction et sans doute l’un des morceaux les plus violents de leur répertoire, le massif "Look Down On Us" prend le relais et révèle toute l’ampleur du spectre sonore et émotionnel de Maruja. Le titre avance comme une montée de pression continue : d’abord lourde et contenue, pour finalement laisser place à une accalmie au chant quasi rappé, à la fois mystique et incantatoire. Le saxophone agit ici comme une fêlure émotionnelle : il relance la tension et précipite le morceau dans un chaos rageur et physique. Sans véritable résolution, la colère reste à vif, suspendue quelque part entre cri politique et douleur humaine. Derrière cette entame fracassante, "Born to Die" poursuit la catharsis avec un long crescendo qui ne fait que renforcer un sentiment de fatalité. Harry Wilkinson excelle d’abord dans une sorte de spoken word habité, avant de s’adonner à quelques vocalises aiguës bouleversantes. Le bonhomme se montre à l’aise sur tous les terrains, allant même jusqu’à rapper un peu plus loin sur l’express "Trenches".
La section rythmique, elle, impose tout du long une tension implacable, entre martèlement punk et grooves oppressants, tandis que les guitares, rêches et dissonantes, sculptent un décor noise tendu en arrière-plan, laissant au saxophone tout l’espace pour déborder. Le cuivre est clairement central sur ce disque. Particulièrement expressif, il fait office de gouvernail émotionnel et s’affirme comme le nerf sensible du projet. Capable de déferler avec rage, il sait aussi se retirer pour murmurer, devenir un souffle fragile, presque spirituel, accompagnant les accalmies introspectives avec une pudeur désarmante. "Saoirse" constitue à cet égard l’un des sommets du disque en termes de sensibilité. Ce morceau s’articule autour d’un ostinato de saxophone obsédant, une phrase brève et répétée qui s’incruste progressivement dans l’oreille. Cette figure de l’ostinato revient d’ailleurs hanter plusieurs titres, renforçant tantôt le sentiment d’aliénation ("Break the Tension", "Trenches"), tantôt un espoir ténu dans les moments d’apaisement ("Saoirse", "Born to Die", "Reconcile").
En fin de compte, l'album condense à lui seul le mouvement qui traverse tout le disque : transformer la douleur en force, faire de la souffrance un moteur plutôt qu’une impasse. L’album ne cherche jamais le réconfort facile, il préfère laisser les tensions ouvertes, comme des plaies encore sensibles, mais habitées par une énergie nouvelle. En cela, Pain to Power dépasse le simple cadre du premier album attendu : il agit comme un point de bascule, une déclaration d’intention forte qui interroge frontalement notre rapport au chaos, à la colère et à l’expression artistique. Reste alors une question, suspendue après la dernière note : jusqu’où sommes-nous prêts à faire évoluer les codes de la musique moderne, et jusqu’à quel point accepterons nous d’en repousser les frontières sans en diluer l’intensité émotionnelle ?
A écouter : "Look Down On Us", "Saoirse", "Born to Die"



















