Frank Zappa
The Grand Wazoo
Produit par Frank Zappa
1- The Grand Wazoo / 2- For Calvin (And His Next Two Hitch-Hikers) / 3- Cletus Awreetus-Awrightus / 4- Eat That Question / 5- Blessed Relief
Il faut croire que le monde du rock s’est donné le mot pour se surpasser en 1972 ! C’est en effet la question que l’on peut se poser au vu de la richesse créative qui découle de cette année et du nombre de formations qui sortirent leur magnum opus : quand certains s’élevaient au rang d’icône (David Bowie et son emblématique Ziggy Stardust), d’autres transformaient l’essai avec des albums frôlant la perfection (Machine Head pour Deep Purple, Harvest pour Neil Young). Dans le même temps et sans crier gare, les rejetons du rock progressif se surpassaient en livrant leur œuvre la plus ambitieuse (Thick as a Brick pour Jethro Tull, Close to the Edge pour Yes, Octopus pour Gentle Giant, ou encore le combo Demons and Wizards et The Magician's Birthday pour Uriah Heep). Il était donc inconcevable qu’un artiste aussi influent et précurseur que Frank Zappa ne se joigne pas à la fête ! Autant dire qu’un album tel que The Grand Wazoo n’a pas à rougir au sein de cette prestigieuse panoplie.
Cela n’était pourtant pas gagné d’avance… En 1972, l’artiste américain se remet péniblement de blessures survenues après une terrible chute de scène*. Un incident qui faillit lui coûter la vie et qui le laissa avec un certain nombre de séquelles, l’obligeant notamment à rester dans un fauteuil roulant pendant une période indéterminée. Un tel boulimique de travail ne pouvant rester inactif, ce dernier se lance un défi de taille : celui de mettre sur pied un véritable orchestre de jazz à la mode des big bands des années 1960. De ces sessions d’enregistrement particulièrement productives (ayant eu lieu entre avril et mai 1972) émergent deux albums : Waka/Jawaka et The Grand Wazoo. Si le premier - sorti quelques mois plus tôt - fait office de "petit wazoo" (un échauffement qui n’en reste pas moins remarquable), le deuxième se pose incontestablement comme une œuvre majeure du jazz-rock et comme un des albums les plus ambitieux du guitariste moustachu. Une ambition qui se retrouve tant sur la forme que sur le fond : Zappa y confirme ses talents de compositions ainsi que ses prédispositions à diriger un orchestre (comprenant tout de même 22 musiciens), et va jusqu’à scénariser sa musique de façon très visuelle et rocambolesque en contant la légende de l’empereur Cletus Awreetus-Awrightus (alias Funky Cletus) opposé au terrible Mediocrates ! Une histoire sans queue ni tête qui nous projette avec amusement dans une Rome antique voyant s’affronter - tous les débuts de semaine - deux armées de fanatiques à la vision musicale divergente… Les plus curieux pourront retrouver les détails de cette histoire délirante dans le livret de l’album.
Parfaitement illustré par Calvin Schenkel (également à l’origine de plusieurs autres pochettes de Zappa), cet improbable face-à-face se retrouve dans une musique à prédominance instrumentale qui exploite tout le potentiel de son orchestre. Le titre "Cletus Awreetus-Awrightus" se pose en effet comme une véritable joute musicale confrontant cuivres et bois, pour un grand moment de jazz fusion, n’hésitant pas à bifurquer vers le blues ou encore le funk. Entrecoupée de plusieurs solos (dont l’ouverture de Zappa à la guitare, ou encore les saisissants solos de trombone et de trompette de Bill Byers et Sal Marquez), cette imposante composition de plus de treize minutes impressionne par sa fluidité, son dynamisme et ses réelles fulgurances techniques. On appréciera également la variété de sonorités et l’originalité de certaines associations, à l’image des différents effets wah-wah en début de piste ou encore de cet étonnant final au mini-moog (un synthétiseur analogique fabriqué à partir de 1970). Si ce premier morceau fait clairement l’unanimité auprès des amateurs de Zappa, il est en revanche courant de rester perplexe face aux excentricités de "For Calvin (And His Next Two Hitch-Hikers)". Ce dernier titre prend en effet l’auditeur à contre-pied avec son rythme lent, ses sonorités surnaturelles et son aspect complètement déstructuré (voire complètement improvisé). Pour la petite anecdote, ce morceau dédié à Calvin Schenkel (qui fait allusion à une improbable histoire d’auto-stoppeur vécu par Calvin…) se trouvait en première piste sur la version originale de l’album. L’ordre fut finalement revu sur les versions ultérieures, probablement pour faciliter l’immersion avec une introduction plus conventionnelle et aguicheuse.
Pour assurer l’équilibre, la deuxième partie de l’album s’avère nettement plus accessible grâce notamment à l’irrésistible "Cletus Awreetus-Awrightus" qui marque immédiatement les esprits avec son air enjoué (avec une partition enflammée d’orgue/clavier) et son caractère expressif. On retrouve ici le côté ludique de Waka/Jawaka, avec un final cartoonesque couplé aux habituelles pitreries de Frank Zappa au chant. "Eat That Question" poursuit sur cette dynamique avec un rythme toujours soutenu et un retour à des sonorités plus rock ; un morceau au groove imparable durant lequel on pourra admirer le travail toujours aussi impressionnant du batteur Aynsley Dunbar. L’album se conclut sur le plus apaisé et classique "Blessed Relief", joli instant de jazz épuré et raffiné, annonçant probablement la fin des hostilités entre Cletus et Mediocrates…
Tout aussi improbable qu’indispensable, The Grand Wazoo est une œuvre riche et ambitieuse qui se dévoile au fil des écoutes et qui constitue une conclusion remarquable à la trilogie jazz-rock initiée avec l’album Hot Rats. Si l’accueil fut mitigé à sa sortie, et que l’orchestre du Grand Wazoo fut rapidement dissous (pour des raisons financières), cet opus tient désormais une place de choix auprès des amateurs de Zappa, qui le considèrent à juste titre comme un des meilleurs albums du compositeur américain.
*Pour plus de détails, nous vous invitons à lire la chronique de l’album Waka/Jawaka.
A écouter : "The Grand Wazoo", "Cletus Awreetus-Awrightus"