
Half Moon Run
Dark Eyes
Produit par
1- Full Circle / 2- Call Me In The Afternoon / 3- No More Losing The War / 4- She Wants To Know / 5- Need It / 6- Give Up / 7- Judgement / 8- Unofferable / 9- Drug You / 10- Nerve / 11- Fire Escape / 12- 21 Gun Salute


On sait aujourd'hui que l'année 2012 ne devait finalement pas annoncer éruptions solaires, collision avec la planète Niribu et autres théories cataclysmiques provoquant l’effondrement ultime de l’Humanité, mais plutôt célébrer la majestueuse course dans le ciel de la demi-lune, ravissant les esgourdes d'auditeurs charmés par le premier album d’un jeune groupe canadien.
Formé à Montréal, une des plus belles places fortes de l’indie rock mondial, et hébergé par le modeste label Indica Records, Half Moon Run se fait remarquer au début des années 2010 par ses performances scéniques impressionnantes et son premier opus, enregistré avec toutes les difficultés des groupes qui galèrent et qui tentent de vivoter à travers leur musique entre deux jobs pourris. Devon Portielje, Conner Molander et Dylan Phillips le font sans trop y croire. Mais surprise (en vérité pas tant que ça quand on écoute l'album), ce premier opus est un carton plein qui s'exporte peu de temps après vers les États-Unis et l'Europe, bien aidé par le franc succès du single "Full Circle". Ce dernier, notamment repris dans une célèbre franchise de jeux vidéo, met déjà au premier plan la performance de Devon Portielje et son phrasé véloce doublé par des lignes de chant qui se superposent pour former de somptueuses harmonies vocales.
Difficile de ce point de vue de dire si ces fameux Dark Eyes sont inspirés du titre qui conclue l'album Empire Burlesque de Dylan (le groupe cite bien le songwriter américain comme une influence majeure) puisque c'est davantage la filiation avec Radiohead qui saute immédiatement aux oreilles. L'ombre du quintette d'Oxford plane en effet sur l'ensemble du disque avec une écriture qui fait la part belle aux crescendos lyriques, aux arrangements fouillés et surtout à cette voix qui pousse fort dans les hauteurs et qui capte immédiatement l'attention de l'auditeur. Si certains titres peuvent sembler directement relever de l'hommage (magnifiquement réalisé, il faut quand même le signaler), à l'instar de "Give Up" et ses arpèges aériens aux vrais airs de "Reckoning" ou de "21 Gun Salute", conclusion électro-expérimentale imprégnée du maniérisme vocal de Thom Yorke, le groupe intègre parfaitement cet héritage dans sa propre palette musicale. Dépassant ces influences, et débauchant tout ce que l'indie folk des années 2000 a pu faire de mieux en matière de sensibilité, le groupe a mis au point un cocktail lumineux et ravissant de mélancolie pour en tirer une saveur particulièrement addictive. On accroche immédiatement à Dark Eyes et pour longtemps.
Il règne sur ce disque une atmosphère à part, un spleen vigoureux dont on prend plaisir à se délecter écoute après écoute sans jamais éprouver la moindre lassitude. Le groupe parvient aussi bien à distiller des sentiments d'inquiétude et d'urgence sur "Call Me in the Afternoon" avec un Devon Portielje aux abois que d’apaisement et de douceur infinie sur le romantique slow des familles "Need It" paré de ses sonorités de guitare cristallines. La légèreté des arrangements offre une assise mélodique imparable, à l'image du dépouillé "Fire Escape", dans la plus pure tradition folk intimiste (une guitare, un harmonica, une voix) ou ce jeu très inspiré sur les chœurs qui habille habilement le motif mélodique au piano de "Nerve".
Le groupe évite ainsi l’écueil d'une partie de la production folk parfois trop lisse et monotone avec des titres électrisants : "She Wants to Know" et sa tension sous-jacente qui s'offre une belle montée en puissance, "Drug You" qui détonne avec ses rythmiques tribales, ses boucles de guitares et la voix de tête de son chanteur qui explorent une voie plus atmosphérique ou encore « "Judgement" qui arbore en décalage des atours plus pop avec ses riffs sautillants.
L'émotion affleure dans la sobriété mais également lorsque le groupe sort l'artillerie lourde. Le titre "Unofferable", rajouté par le groupe sur la version internationale de l'album transpire le pathos et est porté une fois de plus par la performance vocale de son chanteur écorché vif. Mais c'est la somptueuse "No More Losing The War" qui nous fait indéniablement traverser un moment hors du temps et fait de cet album un premier acte important. Mélodie à tomber par terre, arrangements fantomatiques de toute beauté, prestation vocale où l'on croirait le grand Jeff Buckley revenu d'entre les morts avec sa frimousse d'ange pour nous donner un peu de rab' que les maisons de disques n'auraient pas déjà pompé...
Voilà, avec son indie folk intimiste et délicat, Half Moon Run avait trouvé dès son premier essai la formule gagnante pour livrer un des plus beaux albums estampillés indie des années 2000. La suite de leur discographie rentre dans le rang et reste moins inattaquable même si leur dernier opus, Salt, paru en 2023 et chroniqué dans nos lignes, redresse bien la barre. On ne peut pas décrocher la lune à chaque fois...