
Léo Benmass
Origins
Produit par Léo Benmass


Pas chicon...
Pour répondre au "chapeau" de la chronique, le blues, art majeur du sentiment dépressif, a souvent le travers de ne s’intéresser qu’aux épines en oubliant les roses.
Et c’est effectivement par un préjugé épineux que j’ai bien failli passer à côté d’un disque précieux. Parce que l’assemblage des mots "Hendrix – Woodstock – Stratocaster en feu – Voodoo Child - Nostalgie" me fait l’effet d’une détonation de Smith & Wesson .38 Special.
Je pars en courant dans la direction opposée.
Et je peux courir vite et longtemps...
Je suis bien incapable de nommer la force immanente qui m’a conduit à surmonter mon réflexe primal de fuite et à glisser Origins dans la platine CD. Tout ce que je sais, c’est que j’étais occupé à cuisiner une tatin sucrée-salée d’endives (1).
Mais je remercie cette force immanente parce que, contredisant l’aphorisme de feu Pierre Desproges qui considérait le chicon comme le principal ennemi de l’homme, elle a fait de moi un blues-rocker heureux…
Blues
J’ai déjà tellement radoté dans ces pages sur le blues et ses origines (tiens, tiens !)... Ceux qui ont commis l’erreur de tout lire sont régulièrement réveillés au cœur de la nuit par le clapotis des bateaux à aubes de Robert Fulton, occupés à remonter le Mississippi.
Inutile d’y revenir une fois encore. Si ce n’est pour souligner que les méandres du grand fleuve ont parfois tracé des sillons loin de sa matrice initiale. Ici, il se trouve des sédiments très caractéristiques en région lyonnaise. Et pas des moindres...
Léo Benmass partage le prénom du créateur de la meilleure guitare électrique du monde. Leonidas Leo Fender. Et – forcément -, Léo Benmass "a" le blues. Le blues rock. Dans la voix et – surtout – dans sa Fender Stratocaster crème CS 1959 (avec un pickguard rouge et noir). Mais ce n’est pas cet épouvantable blues rock œcuménique que les cover bands s’obstinent à reproduire à la nuance électrique près depuis que les notes sacrées du dernier matin de Woodstock ont éclaboussé une plaine déserte (2).
Surdoué, le guitariste a su s’entourer de deux pointures de semblable acabit : Arnaud Liatard, un batteur au nuancier rythmique plus vaste qu’une palette de peintre expressionniste et Martin Blues Cordel, un bassiste sur Fender (probablement modèle ‘54) qui invente des pirouettes infernales à chaque mesure.
Enregistré en studio mais dans des conditions instrumentales live (la voix étant ensuite captée séparément), Origins compte des monstruosités qui frôlent ou dépassent les dix minutes ce qui exclut toute diffusion sur les ondes des radios mainstream. C’est un choix artistique.
Il y a évidemment de nombreux sujets qui vont fâcher et c’est là que j’apprécie le côté "provocateur" (ou "naïvement hérétique") de Léo Benmass.
Premier sujet qui fâche : quel est l’intérêt, en 2025, d’étirer une version studio de "Voodoo Child" sur plus de douze minutes saturées (3) ? C’est précisément là que l’on observe la "Benmass Touch" ; le guitariste réinterprète totalement l’œuvre poussant le vice ultime jusqu’à y intégrer des citations apocryphes et hypnotiques, comme cette rythmique emblématique de Led Zeppelin. Il y a du respect mais aussi une intense liberté dans cette "recomposition" contemporaine. Et c’est justement – réécoutez vos classiques de Robert Johnson ! – le sentiment exacerbé de liberté qui a toujours été le fondement du blues.
Deuxième sujet qui fâche : s’il y a un titre iconique auquel il est interdit de toucher, c’est bien "Riders On the Storm" de tout le monde sait qui (4). Léo Benmass revisite l’incunable dans une version (dénudée de ses claviers légendaires) murmurée, presque suggérée, moins hantée que la composition originale, mais totalement décalée. Il a emprunté le changement de tonalité (de Mi mineur en Ré mineur) à un groupe live croisé par hasard sur une terrasse du Sud. Et c’est devenu du très grand art. La ligne de basse est sublime et vient ensorceler un drumming qui joue sur les contretemps. Les fans du Lézard vont certainement hurler à l’anathème. Les fans de musique vont applaudir. Et l’immonde fantôme maudit de Billy Cook rêvera à nouveau d’auto-stop. Question d’équilibre.
Troisième sujet qui fâche : pourquoi encore surenchérir sur la reprise de "Voodoo Child" en clôturant l’album avec ce titre, "Woodstock" (on y retourne), une pièce originale et narrative de près de neuf minutes où se multiplient des riffs qui sont autant de citations des tables de Jimi Hendrix et Stevie Ray Vaughan ? Comme si deux spectres s’affrontaient en un duel électrique, anachronique et dystopique, pour servir une leçon de musique ex cathedra…
Quatrième sujet qui fâche : justement, fallait-il, plage après plage, titiller le spectre du génial Stevie Ray Vaughan, ce bluesman qui a poussé le sens du sacrifice jusqu’à prendre la place d’Eric Clapton dans un hélicoptère Bell 206 B pour aller s’écraser bêtement six cents mètres plus loin ? Origins fait souvent voyager l’âme de l’auditeur entre Lyon et la 28ème rue Ouest de New-York. Tin Pan Alley, pour ceux qui ont la référence. On sait à quel point SRV était bleu du Voodoo Child, si fait que l’on arrive ici à un hommage au second degré : c’est l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours qui jouait de la guitare. Et qui n’a pas eu peur d’en faire autant.
Ceci dit, Origins vaut mieux que quatre querelles. Et son très bel artwork répond à toutes les questions en mettant en exergue un papillon multicolore stylisé aux allures de médiator. Le symbole d’une métamorphose musicale accomplie (et réussie).
Frenchy but chic...
Les textes originaux sont composés par Léo Benmass tandis que la musique est le fruit d’un travail collectif du trio.
Au hasard d’une interview, Le guitariste confie avoir choisi la langue anglaise pour exprimer son blues par crainte de se montrer indigne des grands versificateurs francophones (5).
Comme souvent chez les artistes non-anglophones, l’accent "gratte" un peu aux entournures et certaines formulations manquent de rigueur. Sincèrement, je donnerais volontiers une corde de Mi de ma guitare favorite, pour entendre un titre en français.
Ca pourrait être, par exemple "Excuse Me". Sans avoir l’air d’y toucher tant le blues y est subtil, c’est, à mon sens, la meilleure plage originale de l’album. Porté par un petit riff inédit qui s’installe rapidement au creux de l’oreille, le titre trahit un vrai talent de composition et démontre que Léo Benmass pourrait explorer bien d’autres confins, plus proches de la Tamise que du Mississippi.
Le riff ultra efficace de la plage titulaire et introductive explore les souvenirs personnels d’un gamin qui a grandi sur le terrain de football d’un village perdu entre Vienne et Lyon. Du côté (ou pas très loin) de la Nationale 7 ("Les oliviers sont blues, ma p’tite Lisette").
Sorti en single quelques jours avant l’album, "See My Troubles" évoque avec une certaine distance ironique les aléas de toute condition humaine, rappelant entre les lignes qu’il faut des bas pour apprécier les hauts.
Dans un registre mid tempo, "In The Deep Of My Soul" et ses chœurs discrets rappelle que les rockers ne sont jamais avares de promesses d’éternité quand ils aiment. Décliné selon les tables sacrées, le solo est machiavélique, du genre à faire passer le pire cœur d’artichaut pour un monument de fidélité. Par contraste, la très chouette cavalcade de "Let Me Love You Baby" lorgne avec enthousiasme du côté du Berry (le Chuck, pas l’ancienne Province de la République).
Le blues au cœur et le diable dans les doigts...
Si Angus le dit, c’est que c’est vrai. Le blues ne s’apprend pas. Soit le musicien "possède" le blues, soit le blues "possède" le musicien.
Rien ne me réconciliera avec les nombreux mânes de Jimi Hendrix qui hantent pour l’éternité les collections de disques des petits rockers. Mais Origins a accompli le prodige de me réconcilier avec le plaisir de pousser les potards de ma sono au maximum. Jusqu’à ce que les aimants permanents des haut-parleurs virent au rouge...
Si on ne se rencontre plus dans ce monde
On se rencontrera dans le prochain
Parce que nous sommes tous des enfants vaudous
Et si c’est vrai, le prochain monde résonnera d’un sacré barouf…
(1) Pour les AlbumRockers belges, les endives sont évidemment l’appellation alternative des chicons nationaux. Dommage que la rédaction d’AlbumRock refuse que je publie des recettes de cuisine rock. La Tatin d’endives, qui marie les traditions de la Sologne et de la banlieue bruxelloise, mériterait qu’on lui consacre au moins un blues… Gastronomes, faites du bruit, vous connaissez l’adresse !
(2) J’éprouve toujours autant de peine avec les branleurs de manche qui ignorent l’émotion du jeu au profit de retranscriptions à l’identique et sans âme. Je ne conteste pas la compétence technique des dévots. Je constate simplement qu’il font de la musique une religion à la place d’une expression artistique.
(3) Jimi Hendrix est ce guitariste "révolutionnant" à qui a été consacré un biopic fascinant (All Is By My Side en 2013) où l’on n’entend pas une seule note de sa musique...
(4) Pour donner un indice, il repose au père Lachaise et ce n’est pas Edith Piaf.
(5) Cette version me permet de compléter mon amusant catalogue d’excuses. Et, comme il n’y a jamais de hasard, la radio diffuse à ce moment même "Ton dernier acte" de Trust. Et là, tout Eddy, comme le prétend Claude Moine.