Linkin Park
From Zero
Produit par Linkin Park
1- From Zero (Intro) / 2- The Emptiness Machine / 3- Cut the Bridge / 4- Heavy Is the Crown / 5- Over Each Other / 6- Casualty / 7- Overflow / 8- Two Faced / 9- Stained / 10- IGYEIH / 11- Good Things Go
Il y a des reformations, ou des réactivations, que l’on guette davantage que d’autres, en grande partie parce que l’histoire des groupes concernés nous touche au plus haut point. Il est un fait que la tragique disparition de Chester Bennington en 2017 a ému bien au-delà de la sphère du Nü Metal et de ses fans transis alors même que Linkin Park ne cessait, depuis déjà une bonne dizaine d’années, de s’enfoncer dans l'indigence la plus crasse. Car le suicide de Bennington, qui a toujours su véhiculer son mal-être dans ses textes et ses interventions publiques, concerts et interviews, est entré en résonance avec les grands décès du monde du rock et en particulier du grunge, Kurt Cobain, Layne Satley et surtout Chris Cornell dont il était un ami très proche. Ajoutez à cela que le natif de Phoenix s’est justement raccroché aux wagons du grunge via sa participation bien éphémère à la résurrection de Stone Temple Pilots et l’on voit bien à quel point la mort violente de l’intéressé a pu faire saigner des plaies qui n’ont cessé de s’ouvrir et de cicatriser d’année en année, devenant de plus en plus douloureuses au fil du temps. On peut aduler ou conchier Linkin Park, nul n’ôtera à Bennington ses incroyables prouesses vocales, son charisme et, malheureusement, ses tourments qui ont fini par l’emporter dans la tombe. Bref, refermons cette terrible parenthèse.
Quoi que l’on puisse en penser, la renaissance, en 2024, de Linkin Park pose de nombreuses questions. À quoi bon poursuivre une aventure éteinte depuis sept ans, qui plus est quand son chanteur-signature ne reviendra plus jamais ? Envie artistique, élan d’orgueil, besoin de se prouver quelque chose, rage de survie ou irrépressible besoin de remplir son compte en banque ? L’autre question concerne la pertinence de Linkin Park en 2024 : qu’en est-il du Nü Metal presque trente ans après sa naissance ? Le mouvement a-t-il bien vieilli ? A-t-il encore réellement quelque chose à dire, Deftones mis à part ? L’histoire récente de Linkin Park peut réellement nous interroger : pourquoi s’acharner à relancer une machine usée jusqu’à la corne, qui plus est sans son leader emblématique, alors même que le groupe compte dans son escarcelle seulement deux bons disques - les plus anciens - pour cinq navigant entre médiocrité et nullité - les plus récents ?
Pourtant, l’arrivée d’Emily Armstrong au micro a su éveiller notre curiosité. Un choix pour le moins culotté - si l’on peut dire - que d’avoir pris à ce point le contrepied de Bennington en faisant appel à une femme pour le suppléer ! Si le scepticisme a un temps été de mise, sans parler des critiques liées à l’affiliation de la dame à l’église de Scientologie et son soutien voilé à l’acteur-violeur Danny Masterson (avec lequel elle depuis pris ses distances), les premières apparitions en live de la blonde angeline ont eu tôt fait de balayer les critiques : non seulement elle a réussi à endosser le costume de son prédécesseur sans rougir vocalement - et il fallait le faire - mais elle a aussi rapidement su imposer une patte très personnelle à ses interprétations. Il est un fait que Bennington excellait autant dans l’acide de ses hurlements que dans le sucre de ses pop songs, et il est rare de manier avec brio un panel vocal aussi vaste. Armstrong y parvient tout autant, et c’était bien sûr la clé de la réussite. Mais on décèle avec l’arrivée de cette dernière une petite touche de grunge qui n’étonne guère quand on sait que son autre groupe Dead Sara est influencé par la mouvance, Nirvana et L7 en tête. Ainsi, avec sa trouvaille, Linkin Park peut répondre à tous ses détracteurs : c’est un nouveau groupe qui se lance, moins orienté nü metal qu’alt-rock nord américain musclé, respectueux du passé mais désireux d’aller de l’avant en élargissant son spectre d’action. Fort bien. Restent en suspens deux réserves : le maintien du nom du groupe - quitte à changer, il aurait été sage d’aller jusqu’au bout du processus… mais sans doute le marketing a-t-il ses raisons que la raison ne connaît point - et la prise de distance du guitariste Brad Delson (qui reste dans le groupe mais ne tourne plus avec lui) et du batteur Rob Bourdon (qui a lui carrément pris la clé des champs). Difficile de concilier ces deux opposés…
Bref, From Zero, dont le nom sonne un peu comme un coup de brosse sur l’ardoise que certains ont du mal à digérer, sait se montrer efficace. Dix titres (plus une intro), trente-deux minutes, c’est carré, ramassé, pas de tergiversations ni d’expérimentations, ça va droit à l’essentiel. Dès l’entame de “The Emptiness Machine”, on voit que le groupe a évolué. Shinoda s’octroie du lead vocal chanté, la distorsion des guitares a laissé place à plus de saturation, c’est moins heavy mais un peu plus rugueux, ça tâche toujours de faire le grand écart entre pop et rock lourd (ce que j’ai tendance à appeler le “pop metal” même si ça n’existe pas), avec des teintes grunge (un courant très metal, lui aussi, même si on a tendance à l’oublier) et post hardcore. Parfois on retrouve l’ancien LP, comme avec “Heavy Is The Crown” qu’on pourrait croire issu des fonds de tiroir de Meteora (avec un peu trop d’académisme tout de même, nonobstant une gueulante prolongée qui force le respect), parfois on s’en éloigne franchement (“Cut The Bridge”, au traitement mélodique rafraîchissant). Cette prise de distance demeure pertinente tant dans les morceaux pop qui flirtent alors du P!nk (voire du Avril Lavigne - cf le refrain de “IGYEIH”) eut égard à la patte vocale d’Armstrong (certains accents de “Cut The Bridge”, et surtout “Two Faced”) que dans d’autres titres plus énervés (“Casualty” qui tutoie le hardcore le plus excité et hurleur). La réserve tient au numéro d’équilibriste autrement moins convaincant de Mike Shinoda, chanteur moyen et rappeur passable, qui hésite souvent à s’imposer pleinement en patron (ce qu’il est pourtant, de facto) pour se contenter de superviser de loin les titres tel un CEO veillant au grain et soucieux de surtout montrer sa trogne un peu partout. Si on ne peut lui reprocher la variété de ses interventions, on peine en revanche à voir en quoi l’éclatement de ces dernières bonifie des titres qui n’en ont par ailleurs pas réellement besoin.
La bonne surprise de From Zero tient en fait à son homogénéité qualitative - rien de transcendant mais rien à jeter non plus - mais surtout à son versant pop et radio friendly. On trouve là quelques bons titres autosuffisants : la ballade épique “Over Each Other”, la très indu-psyché “Overflow”, l’Imagine Dragonesque “Stained” ou encore l’entêtante “Two Faced”, tout ça fonctionne plutôt bien. Cette dernière réalise en fait le point de jonction entre l’ancien et le nouveau Linkin Park, avec couplets hip hop à l’ancienne et grands refrains catchy gorgés d’oestrogènes. Idem pour ce qui est du conclusif et apaisé “Good Things Go”, peut-être le seul titre en duo où Shinoda arrive à apporter un peu de sel. Bref, on ne s’attendait certainement pas à monts et merveilles de la part de Linkin Park, et au contraire on craignait que la série des fours ne se poursuive avec cette reformation qui avait tout pour être casse-gueule sur le papier. Affirmer que From Zero est le meilleur disque de Linkin Park depuis Meteora revient à enfoncer une porte ouverte tellement les cinq disques qui l’ont précédé étaient mauvais. Il scelle en tout cas un retour aussi étonnant qu’inattendu, avec une certaine forme de manière et une indéniable efficacité. Pas de quoi non plus retourner Chester Bennington dans sa tombe, remarquez. Rest in peace, dude.
À écouter : "Casualty", "Overflow", "Stained", "Two Faced", "Good Things Go"