Other Lives

Après l’excellent Rituals sorti en 2015 qui s’aventurait dans une voix plus électronique, Jesse Tabish a ressenti le besoin pressant de renouer avec la ruralité des grands espaces de la campagne américaine, s’isolant avec son groupe et sa femme dans une bulle de nature entourée par les montagnes et la forêt dans la région de Cooper Mountain. Sorti en 2020, juste avant le début des premiers confinements, For Their Love est assurément la bande-son de ce panorama environnant. Dans une vieille maison (présente sur la pochette du disque) où les musiciens ont réappris à faire communauté, Tabish a opéré un véritable retour aux sources, délaissant les nouvelles technologies digitales et les expérimentations électroniques pour se concentrer sur une matière plus ouverte, organique et instantanée. Une occasion également de se mettre en marge de la société pour mieux la questionner en y recherchant l’espoir qui permet encore d’alimenter l’estime de soi et des autres.

Plus ramassé (37 minutes pour 10 titres) que son prédécesseur, For Their Love a été produit avec le plus grand soin, cordes, bois et chorales féminines rappelant les arrangements romanesques grandiloquents et surchargés des grands albums de folk des années 1970. Le titre éponyme, composé en deux parties, est symbolique de ce maniérisme un peu suranné, avec son introduction toute en cascades de cordes et ses arrangements foisonnants à base de piano, de vents, de cuivres, et de chœurs qui nous embarquent dans une épopée lyrique au refrain envoutant.

Other Lives puise ses influences dans l’indie folk américain et délivre une musique vivante qui respire l’Amérique sauvage et les western spaghettis à la sauce Morricone. Le déchirant titre "We Wait", qui revient sur le meurtre traumatisant de son meilleur ami alors âgé de 17 ans, se fait ainsi l’écho d’une chevauchée épique sous le soleil couchant. Cette forte dimension cinématographique met plus largement l’accent sur la cavalcade des émotions et sur les errements d’un homme qui cherche à comprendre le monde actuel. Jesse Tabish exprime ainsi de sa voix charismatique son besoin de stabilité et de sécurité émotionnelle face à l’égoïsme ambiant sur le très beau "Who’s Gonna Love Us", tandis que "Cops" évoque la triste actualité politique de l'époque aux Etats-Unis avec un climat gorgé de tension et un refrain accrocheur qui aurait pu être signé Arcade Fire. Le natif de l’Oklahoma fait également part de son manque de repères sur "Lost Day" qui nous rappelle cette fois de la meilleure des manières les complaintes enlevées et mélancoliques de The National. Alternant les registres, il habite chaque titre et endosse ainsi un costume de crooner désabusé à la voix traînante sur l’introductif "Sound of Violence" doté de mouvements de cordes renversants et se fait poète au timbre sensible et fragile sur le délicat "Dead Langage". Enfin, le point culminant du disque est certainement le superbe "Nites Out" qui en appelle au surnaturel et aux fantômes avec une finesse d’arrangements tout simplement remarquable et au fort potentiel addictif. Face à toute cette noirceur, "Hey Hey I" dénote avec son hommage lumineux inattendu à la Motown et l’espoir subsiste sur le conclusif "Sideways" déclaration d’amour écrite par Jesse Tabish pour sa femme, qui permet de clôturer l’album sur une note positive.

Sans peut-être parvenir à se hisser au niveau de Rituals, Other Lives signe tout de même avec For Their Love l’un des albums d’indie-folk US les plus accrocheurs de ces dernières années. Une véritable bouffée d’air frais qui a permis de s’évader musicalement pendant le confinement et qu’on prend plaisir à respirer à nouveau quatre ans plus tard.