
Spiritbox
Tsunami Sea
Produit par Dan Braunstein, Mike Stringer
1- Fata Morgana / 2- Black Rainbow / 3- Perfect Soul / 4- Keep Sweet / 5- Soft Spine / 6- Tsunami Sea / 7- A Haven With Two Faces / 8- No Loss, No Love / 9- Crystal Roses / 10- Ride The Wave / 11- Deep End


Si vous suivez un peu l’actualité metal de ces dernières années, le nom de Spiritbox doit vous être familier en ce qu’il incarne unanimement l’un des nouveaux espoirs mainstream du moment pour un genre souvent inquiété par l’idée de trouver de nouvelles bannières derrière lesquelles se ranger. L’engouement derrière Tsunami Sea apparaît alors comme la conséquence logique et attendue de cinq années très prolifiques : après avoir initialement attiré l’attention avec une longue série de singles entre metal progressif et djent, Spiritbox se fait véritablement connaître en 2021 avec Eternal Blue, un album qui met de côté les structures techniques de leurs débuts au profit d’un metal adouci, moderne et mélodique. Deux EPs suivent et permettent de convertir l’élan de leur première sortie en une reconnaissance médiatique grandissante doublée d’une certaine curiosité : les singles "Jaded" et "Cellar Door", respectivement nommés aux Grammy Awards en 2023 et 2024 dans la catégorie "Meilleure performance metal" fascinent de nombreuses personnalités au delà de la presse spécialisée (que ce soit Chelsea Wolfe ou Oli Sykes de Bring Me the Horizon, voire même la rappeuse Megan Thee Stallion) et donne l’impression d’un tout autre potentiel pour un groupe qui intéressait surtout les fans de metalcore contemporain jusque là.
On retient principalement trois éléments distincts pour identifier Spiritbox à ce stade, le plus remarquable étant la performance vocale de Courtney LaPlante qui s'étend du guttural au phrasé RNB en passant par le chant hurlé du punk hardcore, sans jamais se réduire à cette simple versatilité – profondeur ou puissance se faisant valoir quel que soit le registre exprimé. Il y a ensuite l’inspiration fondamentale de groupes rattachés à l’étiquette djent comme Meshuggah, TesseracT et Periphery, dont les lourdes guitares à 7 ou 8 cordes et les différentes techniques de polyrythmie (réalignements forcés, isorythmies, etc) sont ici mises au service de compositions bien moins complexes et tortueuses. L’idée de fusionner djent et metalcore n’est pas nouvelle et s’avère finalement assez commune depuis la trilogie Lost Together - All Our Gods Have Abandonned Us - Holy Hell de la formation anglaise Architects, mais le fait de l’intégrer à une formule aussi accessible comme le fait Spiritbox n’a pas vraiment d’équivalent à ce degré d’exécution. Enfin, cette lisibilité concerne indifféremment le son et le soin apporté à la production de manière générale : les percussions sont claires et aérées, les guitares ont la couleur du djent sans en avoir la texture, le traitement sonore des lignes vocales correspond davantage à celui d’un artiste pop que d’un groupe de metal.
En ajoutant à tout cela le ton mélodramatique des compositions et les surfaces vaporeuses sur lesquelles elles se construisent par occasion, Spiritbox semble alors faire le pont entre la musique de groupes comme TesseracT, Architects, Deftones et Evanescence – autrement dit, entre le metalcore, le djent, la dream pop et le metal alternatif dans ce qu’il a de plus fédérateur. La combinaison a du sens et trouve quelquefois son équilibre sur Eternal Blue, puisqu’il permet à la fois d’emporter le metal mainstream dans des contrées en apparence moins accueillantes et de nuancer sa base metalcore ("Sun Killer", "Circle With Me"), dont le paysage actuel est indéniablement saturé de projets trop similaires les uns des autres. Il trouve cependant rapidement ses limites, à commencer par la structure simplifiée, schématique des morceaux : non seulement cela contraint les différentes inspirations à s’entrechoquer violemment, brisant parfois toute harmonie de ton avec des juxtapositions insensées ("Hurt You", "Yellowjacket"), mais cela crée aussi une sorte de scission dans le catalogue lorsqu’il n’est pas possible de faire fonctionner le mélange dans un ensemble unique, avec donc d’une part des titres renfermant le metalcore opaque et hurlé aux accents djent ("Silk In The Strings", "Holy Roller"), et d’autre part ceux qui accueillent la pop introspective aux cordes sévères ("The Summit", "Silk In The Strings", "Constance"), avec finalement assez peu de rapprochements constructifs entre ces deux extrêmes.
Tsunami Sea suggère pourtant que Spiritbox est capable de bien plus de choses que ce que Eternal Blue nous présentait. Le sentiment d’écouter au moins deux entités différentes n’a pas complètement disparu, mais chaque composante de leur musique semble s’être renforcée positivement, en particulier leur noyau metalcore auparavant assez générique : tout en restant fidèle à une structure classique et engageante pour le genre, le single "Soft Spine" frappe l’auditeur d’une colère froide sur une cadence contraignante mais stimulante. Plus impressionnant encore est la terreur technologique, algorithmique de "Black Rainbow", avec ses syncopes impitoyables et le phrasé corrompu de Courtney LaPlante, qui rappelle le metalcore dystopique des américains de Northlane et élargit l’horizon musical du groupe en actionnant avec aisances les engrenages du metal industriel, jusque là seulement évoqués sur l’EP Rotoscope. Mais le véritable coup d’éclat dans ce domaine reste "No Loss, No Love" : un titre à l’urgence morbide qui superpose les tromperies rythmiques dans une ascendance de hurlements à la précision quasi-mécanique et d’interludes narratives parlées, sur un drum and bass minimaliste et oppressant qui plonge à demi-mot dans certaines grandes peurs Lovecraftienne ("In a bleached cavern of bones, I reach my destination / an island of solace beneath a corpse’s feat / I can feel something sinister under the surface / I know an island that breathes is a body that eats / And now it’s showing its teeth"). Par ailleurs, ces images de submersion qui inondent pareillement le reste de l’album prennent source dans une crainte spécifique à l’ile de Vancouver dont est originaire le couple formé par Courtney LaPlante et Mike Stringer (guitariste), une terre perpétuellement menacée d’un puissant séisme qui causerait un tsunami dévastateur pour la région.
De l’autre côté du spectre, les compositions les plus mélodiques de Spiritbox se montrent globalement un peu plus consistantes, avec par exemple "Perfect Soul" qui surpasse largement leurs précédents essais analogues (à l’exception de "Constance") grâce à l’épaisseur harmonique de son refrain et à une sensibilité mélancolique interprétée avec bien plus de subtilité que chez d’autres artistes mélangeant metal et pop. On est pourtant très loin d’être entièrement convaincu : le titre éponyme et "Deep End" peuvent se montrer plaisants au premier abord, mais leur manque cruel d’idées singulières ne fait qu’appuyer la faiblesse de leur rendu sonore apathique, tandis que le très léger "Keep Sweet" se voit simplement ruiné par une déconnexion flagrante entre ses différentes lignes vocales. C’est donc sans surprise lorsque les canadiens se détachent de certaines facilités et explorent proprement leurs contradictions qu’ils regagnent notre attention, comme sur "Crystal Roses" qui fait le pari d’un titre à dominante électronique avec breakbeats, lignes de basses ouvertes et chant sous auto-tuning pour un résultat rafraîchissant, même si un peu surchargé par instants. Le sublime "A Haven With Two Faces" démontre quant à lui qu’il est bien possible de faire coexister toutes leurs impulsions différentes en un seul titre, en renouant avec le metal progressif de leurs débuts sans renier l’intelligibilité qui les définit désormais : les mélodies restent au premier plan tout en étant un peu moins évidentes que d’habitude, notamment lorsqu’elles doivent naviguer dans le terrible cyclone polyrythmique de sa deuxième partie. En dehors de cette belle réussite et de l’anxieux "Ride The Wave", peu de morceaux chantés prennent au final le temps de pleinement développer une atmosphère excitante et personnelle, peut être la faute également à cette production un peu trop propre, un peu trop tiède et très numérique, qui peine à mettre en valeur les éventuels contrastes des extraits les plus légers.
L'évolution est notable depuis Eternal Blue mais pas assez significative à l’échelle de l’album entier, puisque le problème de fond ne s’est pas vraiment transformé : tous les éléments se retrouvent dans la musique de Spiritbox pour former un ensemble cohérent et relativement atypique dans le contexte du metal moderne – seulement, ces mêmes éléments sont bien trop rarement mobilisés simultanément en plus d’être prisonniers d’un formalisme "pop" qui rend souvent les compositions redondantes, jusque dans leur rendu sonore très stéréotypé. C’est donc globalement la frustration qui domine ici, tant la marge de progression paraît encore importante lorsque l’on oppose la hauteur de ses points culminants au manque d’ardeur du reste. Malgré cela, il reste évident que la groupe fait preuve d’un certain talent dans son domaine – fait d’autant plus évident lorsque l’on compare cette dernière sortie à celles de concurrents directs comme Bring Me The Horizon, Falling In Reverse, Bad Omens, Motionless In White ou Sleep Token. On restera donc attentif à la suite de la carrière de Spiritbox, dans l’attente qu’un projet ultérieur réussisse à sublimer et réunir toutes les ressources disséminées jusqu’à présent.
Titres conseillés : "No Loss, No Love", "A Haven With Two Faces", "Black Rainbow"