Jeanphilip
Vérandas
Produit par Paul Cargnello & Jean-Philip Tanguay
Notions
S’il y a bien un terme galvaudé en matière artistique, c’est le mot « esthétique ». En cherchant un peu, même les courants les plus moches ont « leur » esthétique. Il y a eu une esthétique punk (1), une esthétique disco, une esthétique Kiss, une esthétique grunge, comme il y a une esthétique black metal, une esthétique Aldi, une esthétique southern rock, …
Par conséquent, dire que Jeanphilip (aka Jean-Philip Tanguay) aurait développé une esthétique personnelle ne signifie pas grand-chose en soi. Pourtant, c’est vraiment vrai. Le Québecois parvient à être pratiquement à côté de tout, tout en étant au beau milieu d’un courant.
Un courant qu’il génère lui-même.
Pas banal.
Architecture
Le gaillard n’est pas un perdreau de l’année mais il a, dans le propos et l’attitude, cette rage juvénile teintée d’un humour un poil désespéré qui fleure bon l’éternelle rébellion rock. C’est le petit côté "Dutronc" des costumes stricts qu’il porte dans certains de ses clips.
Et Jeanphilip maîtrise également un sens inouï de l’architecture.
Architecture de l’image et des couleurs vives (ce jaune récurrent !) pour l’artwork de l’album et le génial visuel des clips.
Architecture des sons pour la mise en boîte de ses titres électro-torturés mais géométriquement mélodieux.
Architecture des lyrics, économes en mots, qui s’articulent systématiquement en punchlines ultra-efficaces (2).
Réaliste : Si c’était l’histoire d’être populaire / Ca fait longtemps que j’aurais fait autre chose… ("En stéréo")
Révolté : Si on fait que chialer / Dans nos vérandas / Vaut mieux pas rêver / Que la bêtise s’en ira ("Dans nos vérandas")
Romantique : Lentement / Les amants tourmentés / S’entêtent à se faire mal / Souvent dans l’indifférence ("Les amants")
Égocentré : Qu’on se passe de moi / De mes avis, de mes tracas ("Qu’on se passe de moi")
Conclusif : Regarder l’orage rugir à l’Est / L’orage à l’Est ("Orage à l’Est")
J’adore.
Sturddlefish et Zebrule sont sur un bateau...
Il était fort peu probable qu’une hybridation (même accidentelle) entre des synthés, un drumming robotik, de (surprenantes) guitares rock en vrai bois (3), une excellente voix aux accents ironiques, des harmonies vocales truffées de nuances (4) et des textes en français (du Canada) donne naissance à un "être musical" viable.
Pourtant, dès la première mesure de drums synthétiques, la Créature s’anime, danse et respire avec enthousiasme durant les trente courtes minutes que dure Vérandas. Au point même de générer un sentiment de trop peu.
Derrière un aspect volontairement arty (ou artificiel) qui donne l’impression de ne jamais vouloir y toucher (sinon du bout des doigts), l’album explore des vérités (et des douleurs) humaines aussi primales que les couleurs employées pour animer son artwork.
A l’heure où la pop synthétique se veut nostalgique et propose plus souvent qu’à son tour des pastiches sonores des épouvantables années ‘80, Jeanphilip joue la carte de la contemporanéité, ce qui rend son album bien plus pertinent (et interpellant) que l’actuelle production rétro-pop-synthétique dite "parisienne" (5).
1-2-3-4 / 2-2-3-4 / 3-2-3-4 / 4-2-3-4
Les rockers trop pressés feraient bien de réserver une oreille attentive au titre "Les amants" (6) dont le texte d’une cruauté chirurgicale est servi par un mid-tempo ensorcelant et des chœurs absolument magnifiques.
Curiosité aidant, il est difficile de ne pas succomber à la scansion parfois chaotique du fuzzy "Bûcher dans le tas", à la rythmique discoïde de l’énervée plage titulaire, aux nappes intrigantes de "En stéréo" ou aux considérations un peu désespérées (désabusées) de "Saisons".
Jeanphilip nous balade sans concession dans l’exploration des champs possibles de son mode d’expression personnel, perché entre les francophonies d’Amérique du Nord et d’Europe.
Vérandas forme un ensemble cohérent dans sa diversité aux fausses allures de capharnaüm. Comme une pièce rapportée à la maison de nos habitudes. Une pièce à la fois extérieure et intégrée. Une pièce aux allures de jardin d’hiver qui accueillerait cette lumière et cette chaleur qui nous font parfois défaut.
In cauda venenum
"Orage à l’Est", géniale coda, expédie l’ouvrage en une minute et une seule phrase définitive. Une phrase-question qui peut inspirer des réflexions sans fin. Chaque petit rocker l’interprétera à sa façon dans l’espoir (hypothétique) qu’un album à venir lèvera un coin du voile sur le mystère.
Les pires orages rugissent à l’Est. Mais c’est aussi à l’Est que se lève le Soleil qui donne naissance à chacun de nos jours.
D’accord ou pas, peu importe. On ne va pas se varger dessus pour si peu...
(1) Pour les vieux rockers qui s’en souviennent, l’anti-mode punk avait été rapidement récupérée par la haute couture ce qui avait valu au monde les défilés les plus ridicules de l’histoire du vêtement.
(2) Pour le public de France et de Navarre, il faudra bien entendu passer l’écueil du très savoureux vocabulaire et des pointes d’accent canadiens.
(3) Animées par Benoît Shampouing Villeneuve.
(3) Jasmine Bleile mériterait une mention de featuring sur la pochette.
(4) La remarque est extraite de l’ouvrage de référence Comment se faire de fidèles amis rock en deux leçons ?
(5) Choix purement subjectif de ma part.
Merci à Xavier (attitude-net.com) pour son amabilité et sa confiance !