En 2003, The Mars Volta sortait De-loused in the comatorium, maelstrom inclassable où le fracas le plus violent cohabitait avec la beauté la plus évanescente. On aurait pu croire au coup d’éclat aussi éphémère qu’audacieux d’un premier album inspiré par la vieille ambition exploratrice du rock progressif crimsonien. Il n'en était rien. Pire encore, la sortie de leur second album montrait que le duo Omar Rodriguez Lopez - Cedric Bixler Zavala venait simplement de poser la toute première pierre à leur édifice musical aussi démesuré que brinquebalant.
Frances the Mute pousse en effet la formule du premier album au paroxysme de l'exubérance et de la surenchère, quitte à coller une migraine terrassante à l’auditeur non averti. Dégommant toutes les classifications bien établies, ce second album est un tourbillon musical. Toutes les influences y passent : rock, salsa, psychédélisme, hardcore, jazz, tout ce bagage de cultures et de sonorités au service d’une musique éprise de liberté.
Le titre introductif "Cygnus...Vismund Cygnus" a ainsi tôt fait de nous perdre dans ses méandres labyrinthiques, le thème acoustique laissant rapidement place à une immense fresque rock déjantée : rythmes syncopées, chant incisif à la fièvre communicative, riffs épileptiques à la pelle jusqu'à ce passage en apesanteur, formidable montée en puissance où le gaucher fantastique Omar Rodriguez Lopez égrène ses notes avant de nouveaux soubresauts incontrôlés. Le groupe piétine les conventions et mange sans vergogne à tous les râteliers stylistiques avec cette introduction tentaculaire qui sera la pierre angulaire de tous leurs concerts. De la même manière, la seule écoute du titre latino ébouriffant "Via l'Viaquez" suffit à se convaincre du bien-fondé de cette approche créative. Omar Rodriguez Lopez et John Frusciante (et oui, parce qu’un seul guitar-hero ne suffisait pas) y jouent pendant 13 minutes les Santana sous acide et délurés avant un refrain sensuel et chaloupé comme une salsa lancinante. Les changements de rythmes en montagnes russes du titre mettent parfaitement à contribution la section rythmique endiablée constituée du bassiste Juan Alderete et du percussionniste Marcel Rodriguez-Lopez.
Tous ces délires sonores suivent une logique narrative. Pour ce second long effort, les Texans adoptent à nouveau la forme du concept album sur la quête d’identité du protagoniste qui se questionne après avoir découvert un journal intime dans une voiture (remarquons au passage une nouvelle fois le très bel artwork signé Storm Thorgerson). Les paroles sont cependant toujours aussi incompréhensibles, d'inspiration surréaliste et ouvertes à toutes les interprétations. Voilà la trame globale et un peu lâche d’un récit chaotique dont les séquences anarchiques se reflètent dans l’album : formats alambiqués, compositions à rallonge, production complétement barrée avec des sonorités bourrées d’effets en tout genre, à la limite de l’audible. Car c’est là toute la marque de fabrique de The Mars Volta : composer des morceaux magnifiques de sensibilité ou diablement accrocheurs, propre à faire pâlir d’envie toute formation rock qui se respecte, et les flinguer avec l’incorporation de longues plages bordéliques garantissant l’impossibilité d’en faire des étendards radiophoniques. Des coquetteries anticonformistes qui peuvent agacer mais qui font partie, qu'on le veuille ou non, de cet univers atypique déployé par le combo originaire d’El Paso.
On profitera ainsi du conclusif chant des grenouilles qui prennent le relais d’un superbe air de cuivre mourant à la Ennio Morricone et sa mélodie belle à en pleurer sur "Miranda That Ghost Just Isn't Holy Anymore", titre qui ne démarre qu’après 4 minutes interminables d’expérimentations sans intérêts. Ou de la coda bruitiste de ce qui aurait pu être sans ça un tube exceptionnel avec "The Widow", porté par ses arpèges aériens, la maestria vocale de Cedric Bixler Zavala et ce refrain explosif suivi d’un solo ébouriffant. Le comble est certainement atteint avec "Cassandra Gemini", un morceau fleuve de 32 minutes, épique et sombre, qui repousse autant qu’il fascine et qui laissera bon nombre d’auditeurs sur le carreau. Une description formelle du morceau n'aurait pas vraiment de sens tant les directions empruntées sont multiples et contradictoires avec des plans qui s’enchaînent à toute vitesse, entrecoupés d'envolées free-jazz au saxophone ou d’expérimentations bruitistes. On enchainera l’énergie volcanique de "Tarantism" pour la montée toute en cuivres menaçante de "Plant A Nail In The Navel Stream", tandis que les phases plus contemplatives et psychédéliques de "Faminepulse » (quelle partie de basse !) et "Pisacis (Phra-Men-Ma)" annoncent la déflagration finale de "Multiple Spouse Wounds" et le retour au thème acoustique introductif ("Sarcophagi").
Une chose est certaine, Frances The Mute ne vous laissera pas indifférent. C’est une aventure sonore qui se parcourt inlassablement pour y découvrir de nouveaux imprévus à chaque écoute. La folie qui l’habite empêchera toujours l’auditeur de se complaire dans une zone de confort. On pourra critiquer tous ces choix de production et de structure qui rendent l’écoute harassante, mais combien de groupes des années 2000 sont capables de produire une musique aussi surprenante ? A consommer avec modération, bien sûr…